La demeure du vent
Roman de Samar Yazbek
traduit de l'arabe (Syrie)
par Khaled Osman et Ola Mehanna
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Quand un soldat
mort-vivant signifie le pays tout entier
La romancière
syrienne Samar Yazbek continue, avec un grand
courage, son inlassable exploration des
souffrances infligées à son peuple.
L'épouvante de la guerre est montrée par le
biais des
sensations d'Ali,qui gît au sol après
l'explosion d'une bombe.
Samar
Yazbek ne cesse de donner à voir la guerre qui
sévit dans son pays. En 2019, délaissant la
fiction, elle publiait Dix-Neuf Femmes,
suite de témoignages qui faisaient entendre les
voix de ses compatriotes alaouites, sunnites,
chiites, druzes, chrétiennes... Plus d’une fois
menacée de mort par sa propre communauté, les
Alaouites, elle vit en exil depuis 2011, non sans
retours clandestins sur place.
Après s’être mise dans la
peau d’une très jeune fille, atteinte de
dromomanie (manie qui consiste à marcher sans
frein) en pleine guerre dans
la Marcheuse (2018), elle campe à présent un jeune
soldat de l’armée syrienne, Ali, blessé à mort
sur la ligne de front.
II gît à terre après avoir été projeté en l'air
par l’explosion d’une bombe. Se vidant de son
sang, il reprend peu à peu conscience et se
remémore son passé. Le récit va de son éveil
douloureux d'homme cloué au sol, à qui il reste
peu à vivre, aux hallucinations récurrentes qui
signent sa fin prochaine. Mort-vivant,
assigné à résidence par son corps, rivé au sol,
il avance avec les dents plantées dans la terre,
pour mieux se rapprocher de l’arbre censé le
protéger.
Le récit, très structuré,
est pris en charge par un "il", plus détaché que
le "je". L'épouvante de la guerre est
montrée par le biais des sensations d'Ali, qui
découvre l’ampleur des dégâts dans son corps: "Un
liquide gargouillant à l'intérieur de son crâne",
un "grouillement d’insectes au bas de ses
jambes"... Alors que son esprit vagabonde,
son corps étant "dévoré vivant", on en
apprend davantage sur lui. On saisit qu'il a vécu
en marge du monde. II ne voit pas la différence
entre "les barrages des milices et ceux des
services secrets, de l’armée ou de la police, ou
même des mafias". II capte mieux le langage
des nuages, du vent, des arbres. À mesure que
remontent les souvenirs de sa courte vie de jeune
enrôlé contre son gré, on perçoit la situation
sociale et politique de son village. Le vieil imam
"fidèle à ses montagnes" a été remplacé par
des "néo-imams" barbus, à baskets et
téléphone portable. Ali se rappelle ce jour où
l’État, via ses sbires, s’est emparé des terres
des agriculteurs "sous prétexte qu’elles
étaient laissées à l’abandon" pendant le
conflit.
Dans ses souvenirs émergent
des images de femmes: "la Rouquine",
chamane plus que centenaire, le cheveu passé au
henné, tuée par des barbus, et Nahla, sa mère,
au coeur déjà dévoré par la perte de son fils
aîné, un militaire. Se dessine en creux
une population de villageois pauvres, égoïstes et
crispés car "trop absorbés à enterrer leurs
enfants décédés et à garder vivants ceux qui
leur restaient". La vision s’étend au pays
tout entier, "couvert de nouvelles formes de
tombeaux", certains "de taille réduite"
pour enterrer uniquement "des fragments de
cadavres humains démembrés", et d’autres,
des "fosses géantes" pour des "centaines
de dépouilles".
Critique de
Muriel STEINMETZ dans L'HUMANITE, 9 février 2023
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La
nature, seul refuge de la guerre
Dans La Demeure du vent, l’écrivaine
syrienne Samar Yazbek explore, avec force et
poésie, la puissance de la nature et la vanité
des hommes.
Elle révèle la richesse de la foi alaouite
et sa relation avec les éléments. Au coeur du
roman, un appel universel au retour à la terre au
sens le plus primitif. Ali, un soldat de l’armée
syrienne de 19 ans, gît à quelques pas d’un arbre.
Il a une vision, celle d’un enterrement. S’agit-il
du sien ? Tandis qu’il reprend ses esprits, Ali se
souvient : c’étaient les funérailles de son frère.
Il y a un an peut-être. Il comprend alors qu’il a
dû être blessé par une bombe et tente de localiser
la douleur, d’identifier la blessure. Son désir le
plus cher est de s’envoler jusqu’à l’une des
branches de l’arbre. Les arbres ont toujours été
son refuge, sa maison. Ils n’ont pas de secret
pour lui. Là-haut, il sera également à l’abri des
animaux sauvages après le coucher du soleil. Un grand texte sur la
beauté et l’âpreté de la vie, traduit de l’arabe
par Khaled Osman et Ola Mehanna, aux éditions
Stock.
Notice de
parution dans
Al-Ahram
Hebdo, août 2023
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Requiem syrien
Dans une
transposition charnelle qui se déploie comme
une fresque,
Samar Yazbek évoque la désintégration de la
nation syrienne.
La
guerre fratricide qui ravage la Syrie depuis 2011
est le énième remake de la guerre du Péloponnèse
telle que la décrit Thucydide. Les enjeux
entrecroisés des coalitions
qui ont contribué à la désintégration du pays
rendent la situation d’autant plus inextricable
que la nation est déjà hémiplégique. Ali, le
protagoniste de La Demeure du vent de
Samar Yazbek, incarne ce drame. À travers sa
douleur, nous mesurons les conséquences purement
physiques de la balkanisation du "corps national".
Secret, marginal et indiscipliné à l’école, Ali
est un "malgré lui", pour reprendre l’expression
qui désignait les Alsaciens incorporés de force
dans la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre
mondiale: on l’a enrôlé contre son gré dans
l’armée syrienne alors que son frère, pulvérisé
par un obus, a déjà été victime du conflit. Et le
voici désormais gisant au sol, blessé à son tour
par une bombe qu’il a vue tomber d’un avion qui
tournoyait dans le ciel; couvert de sang, il se
demande où il est touché et constate qu’un de ses
pieds n’a plus de talon - symbole de sa
vulnérabilité. II se souvient de la "Demeure du
vent", un sanctuaire près de Lattaquié où il
se réfugiait avec Nahla, sa mère, et dont il
aspirait à devenir le gardien. Il voudrait se
rapprocher du chêne qui s’y dressait pour en
étreindre le tronc, s’accrocher à sesbranches et
s’envoler, ultime échappatoire, mais, pareilles à
la vermine qui va le dévorer, ses hantises le
rattrapent avant qu’il n’atteigne son but. Au fil des réminiscences, les
visions kaléidoscopiques s’enchaînent comme dans
une procession où les ascètes soufis côtoient
les milices et les services secrets du
régime ; on aperçoit même le palais kafkaïen du
mont Mazzeh qui surplombe Damas.
Dans cette nature ancestrale, Ali voit affleurer
les cénotaphes des martyrs de la patrie que
pleurent leurs mères en poussant des youyous. Leur plainte tient à la
fois du mektoub, le fatalisme musulman, et de la
métempsycose druze; elle magnifie
l’atmosphère oppressante où règnent la misère,
les sacrifices et les superstitions. Avec la
majesté de La Lamentation sur le
Christ mort d'Andrea Mantegna.
A la fois lucide et halluciné, Ali erre dans des
limbes. "Il ne fait plus la différence entre
rêveries et délires, entre souvenirs du passé et
réalité du présent." Le monde rural qu’il a
connu enfant a volé en éclats: "Il continue de
voir ses membres dispersés graviter autour de
lui, s’éloignant tout en devenant plus distincts
à la lueur de la lune. Ensuite, c’est le haut de
son corps qu’il voit voler devant lui, puis se
fractionner en de multiples fragments qui se
mettent à leur tour à orbiter autour de l’arbre."
Issue de la minorité alaouite à laquelle
appartient la dynastie au pouvoir, Samar Yazbek
s’est engagée en créant des centres pour aider les
femmes syriennes, mais la plupart ont été
bombardés jusqu’à leur fermeture à la fin de 2019.
Sarabande funèbre aussi
envoûtante que le chœur d’une rhapsodie
homérique, La Demeure du vent se
fait aussi l’écho de l’échec de ce combat
individuel.
Critique de
Lucien D'AZAY dans TRANSFUGE,
février 2023
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Tourner les yeux vers le soleil et
mourir
Ni rêve ni cauchemar. Mais une
feuille de chêne est collée à l’une de ses
paupières, et Ali ne parvient pas à bouger.
Est-il mort? Est-il vivant? Est-il dans les
limbes, entre deux états ? La Demeure du vent
de Samar Yazbek est le récit d’une agonie
vécue de l’intérieur, observée d’en haut,
entre douleur, réminiscences, hallucinations
et illumination.
"À un observateur posté très haut dans le
ciel, le décor apparaîtrait comme un
amoncellement de feuilles et de branches ne
laissant émerger que deux yeux à demi
masqués par le sang et la boue". La main
qui écrit entre dans ces yeux-là, les yeux
d’Ali, dans ce corps qui n’a pas encore rendu
son dernier souffle, dans cet esprit qui se
tâte et cherche des indices pour savoir s’il
appartient encore au monde des vivants ou s’il
en est dissocié. Un enterrement, des cris, sa
mère… Mais ce n’est pas lui qu’on enterre, pas
encore.
Réminiscence des funérailles de son frère un
an plus tôt. Est-il au bord d’un trou? Peut-il
remuer? Il respire et cela respire. Il se
retourne mais craint de basculer dans la fosse
qu’il imagine. La nature l’enveloppe, arbre,
nuages, chenilles, ciel bleu. Réminiscences encore, son
bras se faisait branche, poussait vers les
nuées dont il s’emplissait la bouche et
cette osmose lui permettait de s’endormir.
C’était une erreur stupide, cet avion qui
survolait la petite patrouille d’Ali, larguant
sur les jeunes militaires une bombe qui ne
leur était pas destinée. Tous sont morts et
Ali est seul avec l’arbre. Il se dédouble ou
voit son double. Et sa vie continue à se
dérouler devant ses yeux. "Je ne regarde
pas avec mes yeux, je regarde avec ma tête",
lui avait dit La Rouquine. Voilà qu’il l’imite. Cette
vieille folle lui avait appris les arbres et
tant de choses, lui l’avorton que la
communauté tentait de protéger des "fadaises"
de la centenaire, et elle qui avait "tout
vécu" et qui portait en elle
l’histoire, les langues et la géographie de
l’Empire ottoman à son agonie.
L’enfant si faible, elle l’avait confié à
l’arbre d’un sanctuaire, de sorte qu’il en
devint le fils. Par la suite, elle s’était
imposée comme gardienne de cette demeure entre
les arbres où elle passait son temps et
prenait celui de s’occuper d’Ali. Tout était
prétexte à histoires. Le tabac qu’elle roulait
avait, lui expliquait-elle, lui-même ce parfum
particulier des récoltes stockées dans les
maisons des paysans, absorbant les odeurs de
leurs vies tant qu’un interdit sournois les
empêchait de les vendre pour survivre. Tout ce que la Rouquine
enseignait à Ali, poésie, Coran, la part
animiste de l’alaouisme, sa religion, lui
conférait déjà ce regard plongeant, presque
astral, activé dans ce moment d’agonie.
Réminiscence du jour de la mort du président.
Le commerçant qui y voyait la fin du monde
regardait le ciel et se lamentait, ordonnait à
tous d’aller s’enfermer chez eux en attendant
la mort. Seul Ali, suivant le regard de
l’homme, ne voyait rien de menaçant dans ce
ciel; il constatait simplement que le
président n’était donc pas immortel.
Tout le long du roman, va
et vient entre le corps meurtri d’Ali que la
nature embrasse et son esprit qui ramène les
souvenirs et les rêveries de son bref
parcours de 19 ans, même pas 20. À
mesure que la vie s’échappe de ses méchantes
plaies, il se libère de tout ce qui a pu
l’alourdir, à commencer par son pays et les
bourreaux dogmatiques qui en ont émergé. Même
sa mère est loin à présent. Il y a la lune, il y a
l’arbre, il y a l’aube. Et ce récit
somptueux d’une journaliste qui a pris la
poésie pour cavale, survolant ainsi le réel
et l’immense malheur syrien. Avec La
Demeure du vent, l’écriture de Samar
Yazbek se fait douleur exquise.
Critique de Fifi ABOU DIB dans L'Orient
Le Jour, 2 février 2023
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Le dormeur du djebel
alaouite
L'écrivaine
syrienne Samar Yazbek signe La Demeure du vent, roman des
derniers instants d'un soldat blessé dans la
guerre qui ravage le pays depuis 2011.
Un soldat
blessé par un tir ami - une bombe larguée par
erreur sur sa patrouille - agonise au pied d'un
arbre sur les crêtes d'une montagne. Entre ses
vaines tentatives pour se relever et apprécier la
gravité de ses blessures, entre les délires
provoqués par la douleur et la conscience
exacerbée propre aux instants qui précèdent la
mort, Ali revoit les instants marquants de sa
courte vie, depuis l'enterrement de son frère
ainé, tué à la guerre, jusqu'à ce jour où, arrêté
à un barrage de miliciens, il a été à son tour
enrôlé dans l'armée syrienne.
La Syrie reste au coeur de l'écriture de Samar
Yazbek [...] La Demeure du vent est son
troisième roman traduit, outre trois ouvrages en
forme de témoignages sur le soulèvement, puis sur
la guerre civile en Syrie [...] Fiction et non-fiction se
nourrissent l'une l'autre, se complètent et
participent d'un vaste projet d'écriture de
l'histoire, dont
les écrivains se vivent comme les garants et les
dépositaires.
Lien fusionnel avec la nature
Mais avec La Demeure du vent, la fiction prend toute sa place,
les artifices de la littérature se déploient
librement. La Syrie évoquée ici est
celle de la montagne alaouite, que connaît bien
Samar Yazbek, issue de cette communauté qui est
aussi celle de la famille Assad et dont elle donne à voir, par
petite touches très dicrètes, la spiritualité
originale, "ancrée dans le lien avec
la nature et avec la vie".
Ce lien fusionnel avec la nature est ce qui
caractérise le mieux Ali, personnage central et
narrateur du roman. Ce qui nous vaut de très belles pages où
l'écriture de Samar Yazbek,
impeccablement traduite par Ola Mehanna et
Khaled Osman, prend des accents qui
évoquent Giono.[...],
dans un pays exsangue où ces montagnards, déjà au
bas de l'échelle sociale en temps ordinaire,
survivent à peine depuis le déclenchement de la
"guerre" - elle n'est jamais qualifiée ici, ce qui
lui confère une sorte d'immanence. On ne la voit
pas directement sous le regard d'Ali, mais on en
voit bien les effets: "Depuis quelques années,
le pays s'était couvert de nouvelles formes de
tombeaux, certains bien visibles, d'autres plus
dissimulés. Quelques-uns de taille réduite,
étaient conçus pour enterrer uniquement des
fragments de cadavres humains démembrés,
d'autres, au contraire très grands, faisaient
office de fosses géantes pouvant accueillir des
centaines de dépouilles."
A travers les yeux de ce jeune homme moitié simple
d'esprit, moitié mystique [...], c'est tout un
monde que l'on voit s'effondrer sous l'effet d'une
guerre qui ne fait que pousser à son paroxysme la
mise en coupe réglée du pays et l'oppression
imposées par le regime des Assad père et fils.
Mais, habileté de Samar
Yazbek, cet effondrement est raconté en mode
mineur, comme si l'essentiel était ailleurs,
dans la vie à laquelle s'accrochent ceux qui
restent. Comme Nahla, la mère d'Ali qui s'est
murée dans le silence après la mort de son fils
aîné, engagé volontaire dans l'armée, mais s'est
aussi lancée "dans une entreprise qui avant
cela aurait paru inimaginable: transformer le
talus situé au pied de leur maison en terrasse
culitivable". Ou comme la Rouquine, la
centenaire du village qu'Ali aimait fréquenter et
qui lutte à sa manière - par le rire - contre les
abus des sbires du régime. "Dieu nous préserve
de ce rire, lui di-elle un jour, t'as
vu, Ali, dès que les gens rient, ça les effraie.
On rigole et boum, on a peur..."
Ce roman au souffle lyrique
nous emporte [...]
authentique chant funèbre, élégie à un
monde condamné à disparâitre sous les effets
conjugués de la tyrannie du régime et de la guerre
civile, peut-être le plus
beau qu'on puisse lire de Samar Yazbek à ce
jour.
Critique
de Richard JACQUEMOND dans Le
Monde,
26 janvier 2023
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Samar Yazbek, la montagne martyre
Retour sur la guerre
en Syrie
Le soldat "jeune, étendu dans l’herbe,
sous la nue... pâle dans son lit vert où la
lumière pleut..." de ce roman a tout du Dormeur
du val. Sauf qu’Ali gît au pied d’un chêne
dans un bois de la montagne côtière syrienne et
que Samar Yazbek ne connaît pas le poème de
Rimbaud. Son héros de la Demeure du vent
n’est d’ailleurs pas certain d’être mort. Seul à
terre, le regard brouillé et l’esprit embrouillé,
il assiste à un enterrement, sans savoir si c’est
le sien ou celui de son frère, tué à la guerre
l’année d’avant. Il interpelle les nuages pour
qu’ils le renseignent et voudrait grimper dans
l’arbre pour voir au loin. Mais son corps lourd et
douloureux le retient au sol. Et le lecteur se trouve
également bloqué avec lui au fond de ce fourré à
guetter son réveil ou son trépas en suivant ses
souvenirs et ses délires.
Pendant les vingt-quatre heures du temps de ce
récit, Ali, 19 ans, seul survivant de son unité
frappée par erreur par un raid aérien "amical" –
soit de sa propre armée régulière –, immobilisé
par une blessure, tente de reprendre ses esprits.
Pour revenir à la vie il retrace la sienne,
inscrite dans le destin d’une communauté
minoritaire et démunie, obligée de sacrifier ses
fils dans une guerre meurtrière pour défendre le
pouvoir de son chef. Car sans qu’aucun ne soit
explicitement nommé, il s’agit de Bachar al-Assad
qui a entraîné de force les Syriens alaoutes, au
nom de la survie de la communauté à laquelle ils
apparrtiennes, dans un combat féroce contre leurs
concitoyens en rébellion.
C'est sans doute la première fois que Samar
Yazbek, dissidente et militante contre le régime
syrien depuis la révolution de 2011, nous plonge
dans l'univers des "loyalistes", de la communauté
dont elle est issue elle-même. La romancière
exilée en Frence depuis dix ans s'étaiet penchéée
dans ses précédents essais et romans sur les
horreurs de la guerre, essentiellement à travers
le sort des opposants et opposantes à Bachar
al-Assad. Mais à travers le
personnage du jeune soldat meurtri dont elle
décrit les émotions, les sensations et les
souvenirs familiaux, elle rend leur humanité
à ceux qui n'apparaissaient jusque là que comme
les forces brutales du régies. Comme Ali, les
jeunes enrôlés de force dans l'armée appartiennent
à des familles déshéritées de la montagne qui
souvent ont enterré plusieurs de leurs fils ces
dernières années. Le "cimetière des martyrs",
dans chaque village de la montagne, est d'ailleurs
l'une des premières visions du soldat à terre.
Dans une scène bouleversante
vers la fin du roman, le soldat évoque le jour où
son père supplie les
miliciens qui l'arrêtent à un barrage de lui
laisser son jeune fils après que son frère aîné
a été tué au combat.[...]
Au terme d'"une journée si longue qu'on diarait
une vie entière" comme on peut lire à la
fin, on a découvert
l'univers d'une communauté syrienne aussi malheureuse que toute la population du
pays, alors
qu'elle appartient au camp qui se
considère vainqueur de la
guerre.
Recension
de Hala KODMANI dans Libération, 22 janvier 2023
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Auprès de
mon arbre
D'une grande
sensibilité, l'autrice syrienne Samar Yazbek
imagine un roman métaphorique sur la guerre,
la puissance de la nature et de l'espérance.
"La mémoire est un fléau." N'empêche
qu'elle peut servir de flambeau quand tout
part en lambeaux... Ali oscille entre deux
états. Est-il mort ou vif? Même lui ne le sait
pas. Il se réveille le corps endolori, au pied
d'un chêne. Incapable de bouger, il met du
temps à comprendre qu'il n'est pas là par
hasard. Une explosion semble avoir pulvérisé
son régiment. "II a perdu son aptitude à
agir, la seule qu'il a recouvrée, c’est sa
conscience d’exister", mais pour combien
de temps? Des fragments d’images surgissent
sans prévenir, celles d'un enterrement qui
l’avait laissé complètement perdu. "Tout ce
qui l'entourait était voué à disparaître, à
l'instar de ces nuages géants" ou de
certains êtres qui ont tant compté pour lui.
Les souvenirs reviennent et le propulsent en
enfance.
Tantôt trop sage, tantôt lunatique, le petit
garçon semblait évoluer dans sa propre bulle.
"Ali entretenait ses rêves en s'aidant de
sa capacité à vivre à l'intérieur de sa
tête." Cette attitude inquiète sa mère,
Nahla [...], elle scrute de près ce garçonnet
si différent des autres, mais ce dernier vit
en parfaite harmonie avec son environnement. "Les
arbres sont simples, au contraire des
humains." Aussi apprécie-t-il leur
compagnie et celle de la Rouquine, une étrange
sorcière qui lui transmet son savoir.
Or voilà que leur paisible village est
rattrapé par les ravages ambiants d’une Syrie
déchirée.[...] Désormais, "la loyauté à la
patrie valait plus que tous les diplômes, et
même plus que la vie de leurs propres fils
appelés à mourir. On vivait une époque
étrange, marquée par la mort qui planait,
omniprésente au-dessus de leurs maisons."
Aucune famille n’est épargnée. Enrôlé de force
dans l’armée syrienne, Ali refuse de perdre
son tempérament innocent. Alors qu’il réalise
peu à peu qu’il est grièvement blessé, il
tente de s’accrocher au passé et à la beauté
immuable de la nature. "Ce qu’il a vécu
mérite-t-il seulement d’être considéré comme
une vie, ou n’était-ce qu’un passage furtif
et éphémère ?" La profondeur de ses
plaies renvoie à celles de sa terre natale,
engluée depuis tant d’années dans une guerre
oubliée des médias et de la scène
internationale.
Révoltée, la
journaliste, essayiste et romancière engagée
syrienne Samar Yazbek n’affronte
pas le conflit de façon frontale.
Tout comme dans son livre La marcheuse,
elle l’enveloppe
subtilement dans un conte universel
poétique, sur la perte et l’espoir.
"La mort ressemble-t-elle vraiment à ça ?
Nous réduit-elle à l ’état de membres
éparpillés errant sans but en se vidant peu
à peu de leur matière pour se mêler à la
terre et
aux arbres?", se demande son héros,
qui n’abandonne jamais la lumière au milieu
d’un monde bien sombre.
Recension de Kerenn ELKAÏM dans Livres-Hebdo,
décembre 2022
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