Les Délires de la ville

Roman de Gamal Ghitany, traduit de l'arabe par Khaled Osman

 

 

Démence et délire sont au coeur du dernier roman de Gamal Ghitany, qui vient d'être traduit en français, Les Délires de la ville. Sollicité pour remplacer au pied levé un collègue à un colloque international, le héros se trouve embarqué malgré lui dans une guéguerre opposant le conseil municipal à l'université, la question obsédante étant de de savoir qui des deux a précédé l'autre. Chacune des deux institutions interprète l'histoire à sa guise. Le héros tombe sur des êtres étranges qui attirent sa confiance mais lui faussent compagnie aussitôt après. Une fois le colloque terminé, il perd ses papiers et se retrouve seul dans la ville elle-même dépourvue d'identité. Il en devient à la fin le captif désespéré, loin de sa propre cité:

"Il était épuisé par le flot de nostalgie douloureuse qu'il éprouvait pour sa ville, il aurait voulu la découvrir, là, devant lui, à cette même heure du crépuscule, ses carrefours, ses bâtisses, ses rues, ses cafés, sa quiétude vespérale, ses cycles automnaux, ses minarets dressés dans le ciel, le bourgeonnement de ses fleurs sur ses arbres."

Sous la plume de Ghitany, les villes sont fécondes d'émerveillements, mais aussi de fureur et d'effroi.

MAATI KABBAL, LIBERATION, 24 juin 1999

 

 

Cette cité bigarrée - dont on ignore le nom et l'ancrage - s'organise autour d'une autorité bipolaire. D'un côté, il y a l'Université, symbole de la tradition, de la rigueur mais aussi de l'immobilisme. De l'autre, la Municipalité incarne la modernité, le progrès, mais aussi la corruption (...)

Face à l'absence de certitudes et aux brusques virages qui s'imposent à lui, l'homme n'a plus qu'une seule issue: se raccrocher au passé, aux souvenirs, aux êtres chers.

"Au fond, toute l'architecture de cedtte cité n'était rien d'autre qu'une tentative pour réaliser ce même rêve: repousser les limites de la mort, en percer les mystères, en conjurer la fatalité; seules les méthodes différaient."

GENEVIEVE SIMON, LA LIBRE BELGIQUE, 26 mai 1999

 

 

De Zayni Barakat à La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarani, œuvres désormais connues en Occident, Gamal Ghitany s'est fait une spécialité d'éclairer d'une manière insolite et baroque les gisements de la culture orientale classique. La réalité — contemporaine ou historique — il se plaît à la réinventer, l'actualiser, la déplacer, la recoudre et la rejouer à partir d'un matériau digne du siècle de Freud et de Marquez.
Depuis Epître des destinées, on connaît ses préoccupations — dont il fait part régulièrement dans le magazine littéraire Akhbar Al-Adab qu'il dirige — quant à la profanation et la dégradation du patrimoine. Quand ce n'est pas sa disparition pure et simple. Et depuis La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarani, on s'est habitué à voir jaillir d'entre ses doigts de virtuose des espaces faits d'images composées. Des espaces et des lieux qui savent établir entre eux et nous une correspondance de matérialité, mais dont la réalité effective passe au deuxième rang face à la toute-puissance de la fiction. Ces lieux sont, à y regarder de près, — et même de loin —, imaginaires. L'impasse Zaafarani, sise au Caire, tout comme la ville dont il est question dans ce roman, avait une topographie, des éléments architecturaux, un emplacement géographique. Ce n'est là qu'un illusoire subterfuge au référent intangible : le lecteur a beau y croire, il sait que dans ces deux lieux, il est en plein dans le mentir-vrai.

De même, dans Les Délires de la ville, qui vient d'être traduit en français, le paysage urbain est donné à lire et nous plonge de plus en plus dans la perplexité. Cette ville invisible digne d'un Calvino se joue des volumes plats des collines et du surplomb de la Tour. Qu'est celle-ci parmi les réverbères inchangés depuis des siècles et les fûts à poubelles rouges et blancs — (attention à la différence, car c'est selon qu'ils appartiennent aux zones universitaires ou municipales !) — si ce n'est le symbole du désir d'apesanteur ? Du désir d'élévation habitant l'homme sans nom ? Or, elle penche. Elle signifie la réalisation partielle et non totale de ses aspirations.
En fin de parcours, en fin d'épreuves initiatiques, l'homme sans nom est seul dans la cité invisible. Il n'a pu embarquer pour sa ville (Le Caire) et demeure solitaire dans une banlieue à collines à peine au-dessus de la platitude terrestre:

"Son esprit vagabondait d'une image à l'autre, d'une pensée à l'autre. Il se remémorait ses pérégrinations là-bas dans sa ville si lointaine dont il est sur le point de perdre à jamais le chemin. Tout semblait se disloquer. Il revivait les instants qui avaient contribué à sa formation d'homme, revoyait les choses cachées auxquelles il avait été aveugle en leur temps. Ces visions le plongeaient dans un étonnement semblable à celui qu'éprouvent les enfants encore à l'orée du chemin, lorsque tout ce qui vient imprimer la conscience est source d'émerveillement."

L'étranger de Ghitany devient l'Etranger tout court. Un Meursault camusien sans illusion sur les valeurs consacrées. Ghitany nous laisse perplexe, ne sachant ce qui adviendra de son sort. Rien ne laisse présager cette fin. Le temps comptable s'est passé inexorablement. Aura-t-il droit à un nouveau cycle ? A un éternel retour ? Ghitany est un écrivain qui a trop de génie pour nous donner des réponses préfabriquées.
Pourquoi a-t-il fallu attendre Gamal Ghitany pour avoir dans la littérature égyptienne des descriptions minutieuses des villes ? Le Caire est le centre sous-jacent de la narration. Décrivant une temporalité réversible, celle-ci renoue avec les objets fétiches et les décors obsédants de la jeunesse de l'homme sans nom. La crise du sujet devant un paysage urbain.


Gamal Ghitany fait partie de ces écrivains appelés à devenir classiques. L'audace formelle de son écriture met à chaque fois le lecteur en situation de réviser ses réflexes. La parfaite texture de ses textes aurait pu intimider un traducteur peu sûr de son talent. Khaled Osman, à peine sorti de la traduction de La Mystérieuse Affaire de l'Impasse Zaafarani, nous fait un agréable cadeau-surprise avec Les Délires de la ville. Avec l'art des grands maîtres, il révèle aux lecteurs ce classique de demain.

Susanne AL-LAKKANI, AL-AHRAM HEBDO,2 septembre 1999

Il n’aimait pas les voyages. L’exil, même d’une durée de quelques jours, lui a presque toujours causé un réel effroi. Mais voilà que cet universitaire cairote se trouve soudainement dans l’obligation de représenter son université dans un colloque d’une semaine organisé par la capitale d’un lointain pays étranger. Le colloque devait trancher une question fondamentale pour le pays hôte : qui de la municipalité ou de l’université était le plus apte à comprendre et à résoudre les grands problèmes de la Cité, voire à mieux la représenter aux yeux de ses habitants et de l’étranger. Un débat à la fois étrange et essentiel qui permet à Gamal Ghitany de se livrer à une véritable critique de tous les abus.

Qu’ils proviennent de la toute puissante administration qui finit toujours par oublier qu’une ville est avant une concentration d’hommes et de femmes qui ont des désirs et des peurs, des passions et des certitudes, qu’elle est bâtie sur des croyances et des rumeurs. Ou des intellectuels qui veulent tout conceptualiser, tout mettre dans un moule sorti de leurs multiples cogitations et qui, quelquefois, participent à la stagnation à force de s’accrocher à des privilèges surannés. Si le colloque ne le passionne guère et ne lui apprend rien de bien nouveau, ses multiples rencontres, accidentelles ou programmées, lui font prendre conscience combien la ville est une entité fascinante qui ne laisse le visiteur entrevoir que des bribes de vérités, cachant ses vrais trésors, se métamorphosant sans cesse, l’entraînant là où il ne voulait pas aller, l’éloignant sans cesse du lieu où il cherchait à se rendre.

La ville devient fureur et inquiétude, hostilité et punition, lorsque le voyageur s’y découvre soudain étranger. Comme notre universitaire qui perd ses papiers et son titre de voyage et à qui l’employé inflexible lance : "Il me faudrait votre identité... quelque chose qui prouve que vous êtes celui que vous dites être..." .

FAYCAL CHEHAT, AFRICULTURES, 12 février 2002