De
Zayni Barakat à La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarani, œuvres
désormais connues en Occident, Gamal Ghitany s'est fait une spécialité
d'éclairer d'une manière insolite et baroque les gisements de la culture
orientale classique. La réalité — contemporaine ou historique —
il se plaît à la réinventer, l'actualiser, la déplacer, la recoudre
et la rejouer à partir d'un matériau digne du siècle de Freud et de
Marquez.
Depuis Epître des destinées, on connaît ses préoccupations
— dont il fait part régulièrement dans le magazine littéraire Akhbar
Al-Adab qu'il dirige — quant à la profanation et la dégradation du
patrimoine. Quand ce n'est pas sa disparition pure et simple. Et depuis
La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarani, on s'est habitué
à voir jaillir d'entre ses doigts de virtuose des espaces faits d'images
composées. Des espaces et des lieux qui savent établir entre eux et
nous une correspondance de matérialité, mais dont la réalité effective
passe au deuxième rang face à la toute-puissance de la fiction. Ces
lieux sont, à y regarder de près, — et même de loin —, imaginaires.
L'impasse Zaafarani, sise au Caire, tout comme la ville dont il est
question dans ce roman, avait une topographie, des éléments architecturaux,
un emplacement géographique. Ce n'est là qu'un illusoire subterfuge
au référent intangible : le lecteur a beau y croire, il sait que dans
ces deux lieux, il est en plein dans le mentir-vrai.
De
même, dans Les Délires de la ville, qui vient d'être traduit en français,
le
paysage urbain est donné à lire et nous plonge de plus en plus dans
la perplexité. Cette ville invisible digne d'un Calvino se joue des
volumes plats des collines et du surplomb de la Tour. Qu'est celle-ci
parmi les réverbères inchangés depuis des siècles et les fûts à poubelles
rouges et blancs — (attention à la différence, car c'est selon
qu'ils appartiennent aux zones universitaires ou municipales !) —
si ce n'est le symbole du désir d'apesanteur ? Du désir d'élévation
habitant l'homme sans nom ? Or, elle penche. Elle signifie la
réalisation partielle et non totale de ses aspirations.
En fin de parcours, en fin d'épreuves initiatiques, l'homme sans nom
est seul dans la cité invisible. Il n'a pu embarquer pour sa ville
(Le Caire) et demeure solitaire dans une banlieue à collines à peine
au-dessus de la platitude terrestre:
"Son
esprit vagabondait d'une image à l'autre, d'une pensée à l'autre.
Il se remémorait ses pérégrinations là-bas dans sa ville si lointaine
dont il est sur le point de perdre à jamais le chemin. Tout semblait
se disloquer. Il revivait les instants qui avaient contribué à sa
formation d'homme, revoyait les choses cachées auxquelles il avait
été aveugle en leur temps. Ces visions le plongeaient dans un étonnement
semblable à celui qu'éprouvent les enfants encore à l'orée du chemin,
lorsque tout ce qui vient imprimer la conscience est source d'émerveillement."
L'étranger
de Ghitany devient l'Etranger tout court. Un Meursault camusien sans
illusion sur les valeurs consacrées. Ghitany nous laisse perplexe,
ne sachant ce qui adviendra de son sort. Rien ne laisse présager cette
fin. Le temps comptable s'est passé inexorablement. Aura-t-il droit
à un nouveau cycle ? A un éternel retour ? Ghitany est un
écrivain qui a trop de génie pour nous donner des réponses préfabriquées.
Pourquoi a-t-il fallu attendre Gamal Ghitany pour avoir dans la littérature
égyptienne des descriptions minutieuses des villes ? Le Caire
est le centre sous-jacent de la narration. Décrivant une temporalité
réversible, celle-ci renoue avec les objets fétiches et les décors
obsédants de la jeunesse de l'homme sans nom. La crise du sujet devant
un paysage urbain.
Gamal Ghitany fait partie de ces écrivains appelés à devenir classiques.
L'audace formelle de son écriture met à chaque fois le lecteur en
situation de réviser ses réflexes. La parfaite texture de ses textes
aurait pu intimider un traducteur peu sûr de son talent. Khaled Osman,
à peine sorti de la traduction de La Mystérieuse Affaire
de l'Impasse Zaafarani, nous fait un agréable cadeau-surprise
avec Les Délires de la ville. Avec l'art des grands maîtres,
il révèle aux lecteurs ce classique de demain.
Susanne AL-LAKKANI, AL-AHRAM HEBDO,2 septembre 1999