Les corps célestes |
Lectures-désorientation #9 – trois soeurs à Oman
Je les appelle des lectures-désorientation parce qu’elles me font partir loin de l’Europe centrale, de l’Est et des Balkans dont j’ai l’habitude ici, mais je pourrais aussi les appeler des lectures-tentation, parce qu’elles me viennent d’autres personnes actives sur la blogosphère et qui savent me tenter avec leurs découvertes et suggestions. Voici deux livres (tous deux lus en anglais, tous deux disponibles en français) pour ce troisième et dernier billet « désorientation » de cette année : Narcisse noir, de Rumer Godden, et Les Corps célestes, de Jokha Alharthi. Publié en français au printemps chez Stéphane Marsan éditeur (trad. Khaled Osman), Les Corps célestes vient de recevoir le Prix de la littérature arabe 2021, ce qui m'a rappelé que je l'avais déjà noté lorsqu'il avait paru en anglais en 2018 et à nouveau lorsque l'auteure, et sa traductrice anglaise, avaient reçu le Man Booker International Prize l'année suivante – le sujet m'intéressait mais aussi la mention qu'il s'agissait du premier roman traduit de l'arabe à obtenir ce prix prestigieux, et par ailleurs le premier roman d'une auteure omanaise à être traduit en anglais. C'est probablement vrai également pour la traduction française. Si je voulais faire (très) simple, je dirais que c'est le roman de trois soeurs et que ces trois soeurs se marieront chacune à leur tour, au cours d'un roman en partie chronologique et dont le présent se situe à une période assez proche de la nôtre. Mais la structure du roman, à la fois kaléidoscopique et toute en récurrences, permet à l'auteure de faire bien plus que ça, au niveau des personnages, de leur développement, de leurs liens, de leur histoire dans un pays qui change avec eux. La structure est récurrente, parce qu'elle oscille entre les chapitres d'Abdallah, le mari de la soeur aînée, et ceux d'un narrateur omniscient. Elle est kaléidoscopique, parce que même si le narrateur revient souvent vers les mêmes personnages centraux, il en introduit constamment d'autres, faisant remonter l'histoire sur près d'un siècle et donnant toujours plus d'épaisseur au monde, aux familles et aux coutumes de ces trois soeurs. Quatre choses parmi toutes celles que j'ai aimées dans ce roman : 1) ce n'est pas une saga familiale avec une histoire complète et satisfaisante: l'auteure donne juste assez d'éléments sur les personnages pour faire entrevoir une vie intérieure complexe, mais sans jamais aller jusqu'à des portraits détaillés; les hommes comme les femmes gardent une grande part de leurs secrets, 2) le roman se déroule principalement dans le village où est établie la famille, mais aussi dans la capitale, où la génération des soeurs aspire à s'installer; la capitale est le symbole d'un pays et d'une société en pleine mutation, mais Oman est aussi replacé dans sa région: les personnages fuient au Koweït ou s'exilent en Egypte, certains (plusieurs décennies auparavant) ont été capturés au Zanzibar et vendus comme esclaves, un personnage du présent fait ses études au Canada, 3) cette imbrication dans le monde arabe se reflète aussi dans les livres – dans Les Corps célestes, on lit et on cite des poètes publiés au Caire, à Calcutta, à Beyrouth (on mentionne aussi Paul et Virginie, et Juliette sans son Roméo), et 4) j'ai eu l'impression de lire un livre qui ne m'était pas vraiment destiné – un livre écrit pour des lecteurs arabophones partageant plus ou moins la même culture que celle d'Alharthi et de ses personnages, plutôt qu'un livre écrit pour un lectorat anglophone ou francophone, avec le côté didactique que cela comporte souvent. Le livre est tellement riche de thèmes et de personnages (bien plus riche que les 250 pages de l'édition anglaise), qu'il méritera certainement une nouvelle lecture – ou deux. En lisant un article du Monde, j'apprends que le roman est "narré en pur arabe classique avec des dialogues en vernaculaire omanais" ; la traduction anglaise inclut de nombreux (courts) passages en arabe – interjections, fragments de poèmes ou de proverbes – et pour ma part je lirais volontiers la traduction française pour comparer les choix de Marilyn Booth et de Khaled Osman pour recréer au mieux l'atmosphère de l'original (quelle bonne idée . Ou alors, je lirai Bitter Orange Tree, nouveau roman de Jokha Alharthi à être traduit en anglais (parution en mai 2022) – peut-être ensuite aussi en français? Lecture sur le site Passage à l'est, décembre 2021 |
Il était une fois une famille de classe relativement aisée, à Oman, sur trois générations. Voilà l'histoire. Point d'intrigue, d'épopée, de héros. Mais bien plus que cela: la vie. Dans ce roman qui met la lumière sur plusieurs personnages à différentes périodes, Jokha Alharti nous offre un condensé de la vie omanaise traditionnelle, elle nous présente les rites et croyances, les légendes, la poésie, la littérature, le commerce, le mariage, la naissance, la mort, elle nous raconte l'évolution des moeurs, l'abolition de l'esclavage, le passage au monde contemporain, l'émancipation des femmes. Un livre choral étonnant, atypique, a priori déroutant par sa temporalité décousue qui part dans tous les sens, mais dont le tableau est subtilement construit. Un organigramme / arbre généalogique, indispensable, permet de ne pas perdre le fils parmi tous les personnages. J'ai eu l'impression d'être dans une arabesque: quel que soit le point par lequel on l'aborde, on tourne, dans un sens ou un autre, on se promène, on divague, et on revient au point central ou juste à côté, et on repart aussitôt dans une autre direction, et ainsi de suite, avec rapidement une impression de familiarité, puisque certains éléments sont revus, rappelés. Et cette multitude de traits compose un motif riche et cohérent. Et c'était très agréable, en plus d'être instructif et dépaysant. Il vaut quand même mieux lire ce roman relativement rapidement, sous peine de risquer de perdre le fil et la magie, ce qui serait dommage. Yokay, lecture sur le site Babelio, décembre 2021
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Oman, une destination rare en littérature... L'auteure nous offre un récit subtil, où l'on prend pour point de départ le mariage d'une fille ainée. Plus que la mariée, c'est le marié qui fera le lien entre les personnages et les différents temps du récit. Telle une arabesque, les vies des uns et des autres dessinent des courbes et s'entrelacent. On pourrait presque s'y perdre mais tel un conte des mille et une nuits, si on s'en laisse conter, on tombe sous le charme des secrets, des légendes, des souvenirs, des amours... Un roman très réussi qui, pour moi, en plus de m'avoir charmé avec ses personnages attachants, a éclairé mon abyssale inculture de ce pays. Lecture sur le blog Thé et livres, juillet 2021
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Une lecture dont j’attendais beaucoup, et qui m’a vraiment déstabilisée. En effet, la narration de l’histoire n’est ni linéaire, ni chronologique, et on change de protagonistes à chaque chapitre. Awafi, petit village d’Oman, une famille a trois filles à marier, ainsi que des ancêtres avec une histoire compliquée, et des esclaves, et anciens esclaves avec un passé lié au leur. C’est toutes ces personnes qui vont nous raconter un bout de leur vie. Je suis incapable de faire un résumé, tant les personnages sont nombreux, ainsi que les lieux et les époques … Néanmoins, l’autrice s’attarde un peu plus sur les trois sœurs très différentes les unes des autres: Maya, la plus déterminée, Asma, la plus érudite, et Khwala, la plus séduisante. Elles ont des convictions incomparables... Un roman choral, complexe, qui raconte des bouts de vie des différents membres d’une famille, et de son entourage proche. L’autrice a opté pour une construction originale, très déroutante à mes yeux et en même temps assez intrigante pour me donner envie d’aller jusqu’au bout! Un vrai dépaysement, et la découverte d’une civilisation totalement inconnue! Je l’ai refermé un peu frustrée car la fin ne m’a pas apporté les réponses que j’espérais, et au contraire amène de nouveaux questionnements... Une lecture vraiment pas évidente, et surtout culturellement enrichissante! Avis de Scarlett21 sur le blog Mes petites lectures, mars 2021 |
Une lecture pas toujours facile, mais culturellement enrichissante. N’est-ce pas ce qu’on attend d’une lecture... ce dépaysement, cette découverte d’une culture méconnue, et aussi d’une forme d’écriture originale? J’avoue que j’ai cherché avant tout à situer sur une carte où se trouve le territoire d’Oman et à donner une place à cet "à peu près c’est là".J’ai eu quelques difficultés à repérer les liens qui unissent tous les personnages, un arbre généalogique m’aurait sans doute aidé, mais de crainte que me mémoire me trahisse, elle le fait parfois, j’ai pris beaucoup de notes. C’était, me semble-t-il, important car la narration n’est pas linéaire, ni chronologique. L’écriture est faite de petits chapitres de une à 4-5 pages présentant un personnage, une action, qui seront importants pour situer un autre chapitre, un autre personnage, une autre action plusieurs pages après ou... déjà lues! Amateurs de puzzle, bonjour! Oui mais un puzzle sans image permettant de situer la pièce du puzzle par rapport à l’image générale, l’action ou le personnage…il vous appartiendra de relier les chapitres, les actions ou les noms entre eux…. Brouillon, non bien sûr ! mais exigeant cependant de la part du lecteur. Ce n’est pas un livre qu’on peut lire en ayant la tête ailleurs. C’est sans doute pour cela qu’il fut récompensé en 2019 par le Man Booker Prize International: pour la forme d’écriture et pour la découverte d’une culture méconnue, (en ce qui me concerne) celle de l’État d’Oman en bordure de l’Océan Indien, la vie d’une famille depuis les années 80 jusqu’à nos jours. Une famille omanaise de notables, des hommes et femmes et de leurs esclaves affranchis. Des esclaves – faisant pour certains référence à des proverbes originaux – en provenance d’Afrique qui firent la fortune de certains, esclaves qui permettaient aussi de découvrir les joies du sexe, quand on avait la chance d’être le fils du maître..donnant naissance à des bâtards. Depuis l’esclavage a été aboli, les esclaves sont devenus des serviteurs, qui se permettent parfois de répondre au maître de maison. Familles soumises au père et au mari... et à la religion, s’appuyant sur la tradition, mais ouvertes à la modernité. Certaines femmes décident du nom de leur bébé, un nom sans aucun lien avec la tradition, des filles vont étudier en Angleterre, afin de devenir médecins. Des femmes parviennent à imposer et à épouser celui qu’elles aiment et d’autres doivent faire avec celui que le père a choisi pour elles. Et finalement, tradition et modernité, soumission et émancipation, luxe et pauvreté sont autant de contradictions et d’oppositions qui font cette société, cette lecture. Oui c’est une découverte littéraire, pas facile, je le concède, la découverte d’une femme auteure, portant foulard traditionnel et quand même professeur d’université. Critique
de Jean-Pierre Vialle sur le site Babelio, mars 2021
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Dans le village d’Awafi, à Oman, une famille traverse amours et deuils au fil des générations.
"Et ma tristesse à moi, qui s’en attristera ?" (p.9) Maya, Abdallah, Salima, Zarifa, Asma, Khaled, Azzane, Najeya, Khawla, Hanane, Senjar, Chenna et tous les autres, voisins, serviteurs et amis se rencontrent, se mélangent, se trahissent. Les secrets de famille ne restent jamais enfouis pour toujours, même sous la poussière infinie du désert. Et entre ce que les parents veulent pour leurs enfants, sans demander l’avis de ces derniers, et ce que se permet la jeunesse, il y a un fossé. "Les jeunes de maintenant, plus rien ne leur plaît." (p.156) Tradition et modernité se côtoient sans se confronter vraiment, mais sans se comprendre. Avec sa chronologie non linéaire qui ménage avec habileté les révélations et ses chapitres répartis entre plusieurs voix, le roman de Jokha Alharti est admirablement construit. Les prétéritions montrent combien le futur tout entier est contenu dans chaque instant, dans chaque commencement. Pour autant, les souvenirs hantent le présent. Cependant, je ne sais pas si cela tient à la traduction [ndlr: j'espère que non!], mais j’ai trouvé le style assez plat, voire pauvre par endroit. Cela me déçoit d’autant plus que ce roman est le premier lauréat du Man Booker International Prize traduit de l’arabe. Ce prix fait partie des plus prestigieux de la place littéraire mondiale et j’aurais aimé comprendre pourquoi il a couronné ce livre. Ce dernier est loin d’être mauvais, mais je n’y trouve pas la matière qui mériterait d’être récompensée. Cela dit, les goûts et les couleurs... Critique
de Lili Galipette sur son blog, janvier 2021
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