Les corps célestes Roman de Jokha AlHarthi traduit de l'arabe (Oman) par Khaled Osman |
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Prix de la littérature arabe 2021 attribué à Jokha Alharthi Le jury, présidé par Pierre Leroy, et composé de personnalités du monde des arts et de la culture ainsi que de spécialistes du monde arabe, a salué "un roman captivant et poétique qui permet de déocuvrir une société omanaise en pleine mutation, ainsi que les conditions de vie et les aspirations de sa population. Bien qu’il soit ancré dans la réalité omanaise, ce livre parle pour toute l’humanité et s’adresse à l’universel." Le jury a également souligné "la qualité littéraire remarquable de la traduction de Khaled Osman qui réussit magistralement à transmettre l’esprit de l’oeuvre". Jack Lang, président de l’IMA, a rappelé le caractère unique du Prix et son rôle essentiel en tant que "caisse de résonnance pour les écrivains qui témoignent de l’extraordinaire vitalité de la littérature contemporaine arabe". Jokha Alharthi succède à l’écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin qui avait reçu le Prix de la littérature arabe en 2020 pour son roman Les Jango (Zulma) traduit de l’arabe par Xavier Luffin. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée des auteurs talentueux qui ont été récompensés par le Prix de la littérature arabe, à l’image de Jabbour Douaihy, le premier lauréat du Prix en 2013. Primé pour son roman Saint Georges regardait ailleurs (Sindbad / Actes Sud, trad. Stéphanie Dujols), il est décédé le 23 juillet dernier au Liban, laissant derrière lui une importante oeuvre romanesque. Les équipes de la Fondation Jean-Luc Lagardère, de l’Institut du monde arabe et les membres du jury rendent hommage à ce grand écrivain. Jokha Alharthi est née en 1978 à Oman. Elle est professeure au sein du département d’arabe à la Sultan Qaboos University, à Mascate. Elle a fait ses études à Oman et au Royaume-Uni, où elle a obtenu un doctorat en littérature arabe classique à l’Université d’Édimbourg. En 2019, son roman [Sayyidât al-Qamar (trad. Marilyn Booth sous le titre Celestial Bodies)] devient le premier roman de langue arabe récompensé par l’International Booker Prize et le premier roman d’une auteure omanaise traduit en langue anglaise. "Je suis heureuse [a déclaré la lauréate] de savoir que mon roman contribuera à faire connaître la littérature arabe et plus particulièrement la littérature omanaise (qui n’est elle-même pas toujours mise en avant au sein de la littérature arabe), en langue française. J’espère que cela pourra encourager les lecteurs, qu’ils soient familiers ou non avec les écrivains omanais et arabes, à se plonger dans le monde fascinant de la littérature arabe." ACTUALITTE, Novembre 2022 |
Faut-il lire les oeuvres dans leur langue d'origine CHRONIQUE |
Regards fous
d'amour à Oman
Il arrive que d'excellents romans naissent des travaux scientifiques les plus pointus. C'est en rédigeant une thèse sur la présence du corps dans la poésie de l'amour courtois (...) de l'Arabie du haut Moyen-Âge que Jokha Alharthi, [alors] étudiante à l'université d'Édimbourg, a eu l'idée des Corps célestes. Née en 1978 à Oman, et nostalgique de sa langue maternelle, la jeune thésarde, à force de fréquenter de près les grandes épopées amoureuses de la péninsule Arabique, s'est lancée dans la sienne propre. Sans se douter qu'elle connaîtrait un étonnant destin. Narré en pur arabe classique avec des dialogues en vernaculaire omanais, Les corps célestes(...) a valu à Jokha Alharti [et à sa traductrice en langue anglaise Marilyn Booth] le très convoité Man Booker International Prize 2019, décerné naguère à Ismail Kadaré, à Philip Roth, à Olga Tokarczuk (...) Khaled Osman - à qui l'on doit en France de très belles traductions d'auteurs arabes contemporains, parmi lesquels le prix Nobel Naguib Mahfouz - n'a pas de doute: par l'audace et la fluidité de sa construction, mêlant les temps et les destins, parfois au sein d'un même paragraphe, Les corps célestes est "l'un des plus marquants qu'il [lui] ait été donné de traduire". Retraçant le parcours de trois sœurs et de leur famille, ce roman est une ode puissante au désir et à l'amour fou. Un texte d'un érotisme prégnant qui pourtant ne recourt jamais à l'évocation de scènes sexuelles. Comme dans l'histoire de l'aînée, Maya, foudroyée de désir pour un homme à peine entrevu. Chaque matin, à l'aurore, cette femme lance la même incantation muette: "Je jure par le Très-Haut, que je ne veux rien pour moi. Juste le voir (...) Je te jure, mon Dieu, que je ne parlerai à personne de cette mer qui me déborde." Elle acceptera finalement d'épouser Abdallah, le fils du [marchand] Suleyman, qui, dès le premier regard, lui vouera une passion identique à celle qui l'a dévastée elle pour un inconnu. Tous deux vivront sous l'emprise d'un sentiment dont ils ne seront jamais libres. (...) Écho contemporain à l'ancestral art poétique arabe, le livre de Jokha Alharti donne aussi à voir l'agitation de la société omanaise depuis le choc pétrolier des années 1970: l'affrontement des générations, la ténacité du despotisme tribal et patriarcal, et l'esclavage, qui ne fut aboli dans le sultanat qu'en 1970. Peut-être même la voix de Jokha Alharthi est-elle celle de Zarifa, splendide personnage d'esclave africaine et amante adorée de son maître: "Quand le cœur aspire, affirme Zarifa, on marche d'un bon pas, mais quand il n'y a pas de désir, les pieds sont las." Excellent résumé de ce texte où "le cœur aspire" et qu'on lit avec fougue. Critique d'Eglal ERRERA dans LE MONDE daté du 30 avril 2021 |
Trois soeurs face à leurs destinées Jokha Alharthi enseigne à l’université de Mascate. Les Corps Célestes est son premier roman. Émotion et dépaysement. Les romans capables de réussir cette équation ne sont pas si nombreux. Celui-ci a aussi l’avantage de nous faire découvrir une auteure d’Oman, qui, jusqu’alors, n’était pas vraiment prolifique à cet égard. Oman est un pays de quelque cinq millions d’habitants, situé sur la péninsule Arabique, entre le Yémen et les Émirats Arabes Unis. Il comprend de vastes espaces de déserts et sa côte longe le golfe Persique. Jokha Alharthi y enseigne à l’université de Mascate, la capitale. Avec ce premier roman, c’est un regard à la fois réaliste et poétique sur l’histoire contemporaine de son pays qu’elle nous propose. Et son inspiration comme son style s’inscrivent dignement dans la grande tradition de la littérature arabe. Elle nous raconte le parcours de trois soeurs: Mayya, la plus volontaire mais qui doit pourtant se soumettre à un mariage arrangé; Asma, la plus instruite et à bien des égards la plus ambitieuse; Khwala, la plus séduisante. Trois soeurs dont les aspirations à la modernité se heurtent au poids des traditions. C’est le coeur de ce récit, qui s’étend sur une assez longue période, en mélangeant parfois les repères chronologiques. En fait, chaque chapitre donne la parole à un des protagonistes. Les trois sœurs mais aussi d’autres, plus occasionnellement, tel Abdallah, le mari de Mayya qui l’aime sincèrement mais ne parvient jamais à lui faire oublier la manière dont leur union lui a été imposée. D’abord quelque peu dérouté par le caractère non linéaire de ce roman, on se laisse vite prendre par la profondeur psychologique des personnages mais aussi par le réalisme social de ce qui nous y est raconté. Le propos n’a nul besoin d’être caricatural, pour être profondément féministe, sans pour autant nier la complexité des situations auxquelles ces femmes doivent faire face. Rien de ce qui est dit là, avec une appréciable élégance stylistique, ne nous laisse indifférent. Critique de Stéphane BUGAT dans LE TELEGRAMME daté du 10 avril 2021 |
Au travers de l’histoire de trois sœurs,[Jokha Alhathi] nous raconte la destinée d’une famille omanaise dans la période post coloniale. S’étendant sur plusieurs générations, des dernières décennies du XIXe siècle aux premières années du nouveau millénaire. Il constitue une vision novatrice de la saga familiale. Construit d’une façon originale, par petites touches successives, avec une retenue dans les descriptions et sans jugement sur le mode de vie des propriétaires d’esclaves despotiques et des femmes captives qui élèvent leurs enfants, ce roman nous montre l’évolution d’une société, avec toutes les contradictions qui l’accompagnent dans ces périodes et les phases de transformation. Les trois sœurs vivent à Al-Awafi, un village du Sultanat d’Oman. Maya, fantasme sur un garçon seulement aperçu, mais elle épouse Abdallah qui est épris d’elle et qui se demande si son amour est partagé, ce qui ne semble pas être le cas. Asma, comme Maya, se marie avec celui que ses parents ont choisi pour elle. Elle se réalisera dans ses maternités successives. Khawla, plus rebelle, refuse de nombreux prétendants, car elle est dans l’attente du retour de Nasser, un cousin lointain auquel elle avait été vaguement promise dans son enfance. Il finira par rentrer du Canada, mais elle ne trouvera pas le bonheur auprès de lui. Les ascendants et les enfants des trois sœurs interviennent à tour de rôle dans le récit, ainsi que ceux qui gravitent autour de la famille, avec, pour compléter le tableau d’anciens esclaves. Londres, fille de Maya et d’Abdallah, est l’incarnation de la jeune femme moderne, instruite, indépendante, exerçant la profession de médecin. C’est un nom qui provoque les moqueries de la famille mais, qui est autant une promesse à sa fille qu’un acte de rébellion. Au-delà de leurs histoires personnelles, des thèmes variés sont abordés: tradition et modernité, amour et mariage, relations entre les hommes et les femmes et leurs places respectives dans la société; esclavage et condition des anciens esclaves, structures familiales, secrets de famille dont certains concernent des actes très graves comme celui entraînant la mort de la mère d’Abdallah. On trouve aussi l’importance de l’autorité des anciens, le poids de la religion, les relations entre les générations, le rapport au temps, les contraintes qui pèsent sur les individus. Ces trois femmes et leurs familles, leurs pertes et leurs amours, se déroulent magnifiquement sur fond d’Oman en pleine mutation, un pays qui évolue d’une société traditionnelle esclavagiste vers un présent plus complexe. La mort touche toutes les générations. Elle semble être acceptée avec une certaine fatalité. Ce livre est délicat et poétique. Il nous offre un regard sur une culture relativement inconnue. Il est original par sa structure et parce qu’il décrit une société particulière, avec des codes qui ne nous sont pas familiers. En même temps, il nous dévoile des sentiments et des comportements humains universels. Ces vignettes sont d’un regard acéré, tranchant et soigneusement déployé dans un puzzle multigénérationnel aussi évasif qu’évocateur. Ce roman est riche de promesses, et nous révèle à coup sûr l’arrivée d’une grande écrivaine sur la scène internationale. Critique de Robert MAZZIOTTA sur le site MARE NOSTRUM |