"Le français dans le monde" : Votre dernier roman, "La Colombe et le
moineau" (éditions Vents d'ailleurs, 2016), se passe à Paris mais parle
des évènements de la place Tahrir. On se souvient du slogan "Moubarak
dégage", en français dans le texte. Ce mot, s'il vient des soulèvements
qui ont eu lieu à l'origine en Tunisie, laisse-t-il supposer que vit
encore à travers cette langue quelque chose de révolutionnaire? Qu'elle
est encore porteuse d'idées de liberté, d'affranchissement?
Khaled Osman : La
référence à la Révolution française était indéniablement présente à
l'esprit de beaucoup des manifestants - en tout cas la frange la plus
éduquée, souvent polyglotte et nourrie de références politiques - qui
se sont soulevés en 2011 contre le régime. D'où, je pense, ce slogan en
français. Il faut aussi dire hélas qu'il renvoie plus à un certain
imaginaire historique qu'à un modèle contemporain, car la realpolitik
pratiquée par les gouvernements français successifs a miné aux yeux du
monde l'image de la France comme pays des droits de l'homme et des
libertés. C'est un idéal qu'il faudrait retrouver.
Puisque vous êtes Cairote de naissance, et que vous vivez à Paris
depuis de longues années, est-ce que les attentats qu'a connus la
capitale française (et qu'ont pu connaître les pays arabes de la part
des extrémistes depuis longtemps) en 2015 sont-ils à même de réveiller
ces valeurs ?
Ces attentats ont en effet
suscité un élan de solidarité de la part d'une grande partie des
Égyptiens, qui savent bien ce qu'il en est du terrorisme aveugle ou des
attentats destinés à créer l'insécurité et la terreur.
Je crois beaucoup à cette
solidarité des peuples confrontés à une même adversité. Elle doit se
fonder sur une empathie mutuelle assise sur un socle d'humanisme
commun.
Y voyez-vous une résonance avec votre oeuvre de traducteur, vous qui
faites aussi passer en français d'autres valeurs, d'autres idées
propres à de grandes figures littéraires égyptiennes ou arabes?
Mon travail de traducteur
et mon oeuvre de romancier participent de la même démarche: agir comme
pont entre les cultures et oeuvrer à une meilleure compréhension entre
les hommes. D'un côté faire découvrir la culture de l'autre et sa
richesse, de l'autre mettre en évidence le substrat commun d'humanisme
qui sous-tend les différentes cultures.
En tant que romancier, vous avez choisi de vous
exprimer en français: ce choix est-il pour vous significatif, quelle
importance (personnelle, esthétique mais peut-être aussi politique)
revêt la langue française dans votre travail d'écrivain?
C'est peut-être l'élément
le plus décisif en ce qui me concerne, même si on ne peut pas
véritablement parler de choix dans la mesure où il m'a été imposé par
mon parcours personnel (ayant grandi en France, c'est plutôt la langue
arabe que j'ai dû conquérir).
En tout cas, mon amour de
la langue et de la littérature françaises a motivé mon entrée en
traduction et en écriture au même titre que mes inclinations pour la
culture arabe.
Écrire en français sur les
rapports Nord-Sud revêt naturellement une dimension politique, car le
français est la langue du débat idéologique par excellence. Ainsi,
revisiter dans cette langue le bilan de l'expédition de Bonaparte en
Égypte, comme je le fais dans "La colombe et le moineau", permet
d'investir un champ nouveau qui jusqu'ici a été accaparé par les
nationalistes de l'un et l'autre bord. Cela vaut également pour des
questions plus contemporaines, comme la place des Arabes en France et
les malentendus auxquels ils doivent faire face.
Est-ce que vous vous retrouvez dans une génération ou un ensemble
d'écrivains francophones arabes actuels ? Selon vous, y a-t-il une
"voix" arabe francophone? On connaît de longue date Maalouf, Ben
Jelloun, mais je pense aussi dernièrement à des écrivains comme Boualem
Sansal ou Kamel Daoud. A côté de grandes figures tutélaires, on voit
ainsi surgir des figures nouvelles, par ailleurs souvent controversées
(ou sont-ce celles dont on parle le plus?). On a pu le voir avec la
polémique déclenchée par les propos de Daoud sur les évènements de
Cologne par exemple.
Je ne suis pas sûr qu'on
puisse parler de génération ou d'ensemble. C'est plutôt une somme
d'individualités dont le seul point commun - certes décisif - est le
choix d'écrire en français.
Si on peut parler de
"voix" commune, c'est uniquement dans un travail sur la langue
française pour la plier à un mode d'expression arabe. Le cas le
plus emblématique reste pour longtemps Kateb Yacine, auteur qui, tout
en maîtrisant le français à merveille, avait une identité suffisamment
forte pour couler cette langue dans un moule proprement algérien. La
construction de son roman "Nedjma" ou la puissance métaphorique de son
théâtre sont des aboutissements, tout comme le sont la limpidité
classique d'un Mohammed Dib, le lyrisme poignant d'un Mouloud Feraoun
ou la précision rageuse d'un Rachid Mimouni.
Les auteurs plus
controversés d'aujourd'hui ont pour eux un talent littéraire certain
(je tiens Sansal pour l'un des plus grands romanciers de langue
française actuels), mais ils sont trop pressés pour le mûrir
sereinement, et préfèrent forcer les portes de la notoriété en servant
à l'institution médiaco-littéraire le discours que celle-ci attend
d'eux.
Leur critique des sociétés
arabes et de l'islam ne manque certes pas de courage, mais elle serait
bien plus juste et crédible si elle s'abstenait de reprendre à son
compte les préjugés et les amalgames que d'autres propagent déjà très
bien. Ce qu'on attend d'un écrivain de ce bord, c'est qu'il introduise
de la nuance et de la complexité, et non qu'il participe à la
simplification outrancière.
Ces polémiques soulevaient aussi un paradoxe de l'intelligentsia
française, dont certains délaissent la critique des extrémismes de peur
d'être qualifiés de néocolonialistes, de racistes ou de xénophobes.
Rendant peut-être plus forte encore l'importance d'une parole dite en
français mais portée par les Arabes eux-mêmes. Êtes-vous d'accord avec
cette interprétation?
La critique des
extrémismes peut être portée par tous les hommes de bonne volonté, et
les intellectuels occidentaux sont tout à fait légitimes pour la
formuler, à condition qu'ils tiennent un discours clair et juste - les
accusations de racisme et de xénophobie tombent alors
d'elles-mêmes. Malheureusement, il arrive aussi que ces accusations
soient justifiées, car certains intellectuels occidentaux sont de fait
dans une vision de domination postcoloniale, soit parce qu'ils n'ont
pas fait leur aggiornamento, soit parce qu'ils s'alignent sur le
discours néoconservateur importé des États-Unis (et non sans lien avec
la question linguistique, puisque porté par une langue anglaise de plus
en plus hégémonique).
Les voix arabes
francophones, fortes de leur connaissances de la région et de ses
enjeux géopolitiques, peuvent aider à déconstruire ce discours.
Enfin, si pour vous, la francophonie est vivante, active, plurielle,
a-t-elle un rôle clé à jouer dans l'avenir (et symétriquement quelles
menaces peuvent peser sur elle)?
Je pense en effet que la
francophonie est vivante - il n'est que de voir le rayonnement des
écoles françaises en Égypte, par exemple, sans parler du Levant ou de
l'Afrique.
Ce qui l'entrave dans son
expansion et son appropriation par le plus grand nombre, c'est une
certaine vision ethnocentrique : elle doit accepter l'idée que le
français appartient également à tous ceux qui s'en revendiquent, qu'ils
soient issus du "centre" ou de la "périphérie".
Or, dans le champ
littéraire par exemple, les auteurs du Sud qui s'expriment en français
sont encore trop souvent considérés comme de simples invités à la table
de la littérature française (où on les tolère à condition qu'ils
prêtent allégeance, au risque de se renier) et non comme ses
représentants à part entière.
Si la francophonie
parvient à se faire plus universaliste, elle a assurément un grand rôle
à jouer dans le dialogue des cultures.
Propos recueillis par Clément Balta pour la revue "Le français dans le monde", juillet 2016
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Égypte-Actualités
: Samir et Hélène vivent tranquillement, ils se sont "trouvés", unis
par leur attachement à la langue et la poésie arabes… Ce coup de
téléphone reçu depuis le cœur de la révolution égyptienne, par ce qu'il
révèle de non-dits, va faire vaciller cet équilibre. Le message est
laconique : "Dites-lui de venir, mais à condition qu'il la fasse venir
avec lui". Qui est "lui" et qui est "elle"?
Khaled
Osman : "Lui", c'est Samir, le personnage principal du roman. Ce
message laconique, il commence par ne pas le comprendre. Certes, le
blessé qui lui a lancé cet appel est quelqu'un qui est proche de lui -
trop proche -, mais Samir a coupé les ponts avec son pays et ne voit
pas de prime abord qui pourrait vouloir le contacter. Quant à "elle",
c'est la femme que le blessé a aimée jadis et qui est venue vivre à
Paris. Il compte donc sur Samir pour la lui ramener...
Dès
lors, avec l'aide d'un détective un peu porté sur la bouteille, Samir
se lance dans une recherche compliquée. Pour Hicham, dont il a été très
proche mais qu'il a presque renié, il enquête dans le milieu des élèves
des Beaux-arts afin de retrouver Lamia… C'est dès lors qu'il accepte le
risque de renouer avec un passé qu'il avait fait semblant d'effacer ?
Il n'a pas seulement fait semblant, il a réellement construit son
équilibre sur la mise à distance de son passé. Les raisons en sont
multiples.
Il
y a d'abord un aspect historique et politique : versé, en tant que
chercheur en histoire, dans l'âge d'or de la civilisation
arabo-musulmane, il estime que cette grandeur a été trahie par les pays
arabes qui se sont fourvoyés dans la corruption et l'incurie. L'Égypte
n'a cessé de le décevoir, et il a donc préféré lui tourner le dos.
D'autre part, il sait que la nostalgie est trop douloureuse, et
s'insurge contre le marquage des êtres en fonction de leur appartenance
: "Pourquoi devrions-nous être toujours définis par notre lieu de
naissance ?" s'exclame-t-il à un moment.
Enfin, sur le plan des sentiments, il y a une raison plus intime qui
l'a poussé à occulter son passé, et qui est l'une des clefs du roman...
Samir
décrit ainsi Hicham : "son pareil, son double, sa mauvaise
conscience"... "Sa mauvaise conscience" : ces mots sont terribles !
Sans trop révéler du roman, que pouvez-vous nous dire ? Quel est ce
secret qui hante sa conscience mais qu'il avait réussi à endormir?
Disons
que ce secret est lié à un événement qui a fondé son destin. Si les
mots qu'il utilise sont si forts, c'est parce qu'il est rongé par un
sentiment aigu de culpabilité - justifiée ou non - vis-à-vis de Hicham.
Pour sauver Hicham, Samir cherche Lamia… Pour sauver leur couple,
Hélène cherche Samir qui est tout proche, mais si lointain… Hicham
cherche Samir et Lamia… Finiront-ils par se retrouver? Ou par se
trouver? Car finalement, à trop chercher… ne risque-t-on pas de se
trouver soi-même?
Comme vous l'avez bien perçu, tous les personnages du roman recherchent
quelqu'un - ou quelque chose. En revanche, je ne dirais pas que se
trouver soi-même est un risque. Cela peut l'être, bien sûr (on ne sait
pas à l'avance ce qu'on pourrait découvrir), mais pour Samir, cela
représente une chance qui ne lui aurait peut-être pas été offerte s'il
n'avait reçu du Caire cet appel crucial.
Ce roman
est magnifique, à plusieurs niveaux, et tout d’abord au plan
littéraire, bien sûr. Il nous ouvre les portes de la littérature arabe,
nous offre des poèmes, nous livre des légendes... Vous nous faites
plaisir, mais vous vous êtes fait plaisir aussi n'est-ce pas?
Ah zut, est-ce donc si visible? (rires).
Bien sûr, ces poèmes que je cite et ces mythes que je restitue font
pour moi toute la richesse de cette culture arabe que je m'efforce de
faire connaître (que ce soit dans mes romans ou dans mes traductions).
Mais pour moi, ce plaisir n'est recevable que s'il sert véritablement
l'histoire que je veux raconter, et en l'occurrence ces poèmes et ces
mythes vont être déterminants dans la résolution de la quête de Samir.
Et puis
vous abordez avec beaucoup de talent le milieu artistique. Vous brossez
une incroyable description d'une toile de Lamia : "Le
gris fuyant d'une ombre, l'audace furieuse d'un trait de crayon, le
tracé granuleux d'un fusain, la plaie ouverte laissée par une traînée
de sanguine...". Il ne peut pas être imaginaire, ce tableau ?
Merci
pour cette appréciation qui me flatte beaucoup. Imaginaire, il l'est,
mais j'ai fait de mon mieux pour l'ancrer dans la réalité. Ayant eu
moi-même adolescent la passion du dessin, j'ai puisé dans mon
expérience passée pour donner de ce tableau une description vivante, à
l'image de Lamia qui est une jeune femme à la fois impulsive, enflammée
et meurtrie.
Il
aurait été facile de situer ce roman dans un milieu plus
révolutionnaire, plus politique. Or, sur ce plan-là, vous abordez
essentiellement les différences d'idéologie entre Samir et Hicham… Mais
en fait, peut-être résument-elles bien deux façons de "penser" l'Égypte
?
Si
seulement il n'y avait que deux façons de penser l'Égypte! Mais vous
avez raison, ces deux personnages incarnent des visions qui, du moins
au début, sont diamétralement opposées. Chacun croit détenir la vérité,
mais c’est à Samir, dont la perception est déformée par l'éloignement,
qu’il appartiendra d'évoluer.
Mon goût me porte plutôt à écrire des romans qui soient dans une
certaine intemporalité, hors de l'instant immédiat. Néanmoins, compte
tenu de la période dans laquelle est intervenue la rédaction, la
Révolution égyptienne ne pouvait être absente de ce livre, et je lui
consacre des pages dont j'espère qu'elles rendront justice à la
singularité de cet événement, quoi qu'on pense de ce qu'il en est
advenu.
Khaled,
maintenant que nous nous connaissons mieux, acceptez-vous de répondre à
cette question: "Souffrez-vous de la maladie de l'exil qu'avec vos mots
(je n'ai pas écrit "maux"), le psychiatre Farhad décrit si intimement?
Que je
sois atteint, c'est certain! (rires). Mais c'est une maladie dont j'ai
appris à m'accommoder, au point d'y voir moins une souffrance qu'un
bienfait, tant je suis convaincu que la privation décuple les
sensations lors des retrouvailles.
En tout cas, à supposer même qu'il s'agisse d'une maladie, l'écriture
lui apporte un remède souverain, car écrire simultanément sur les deux
mondes (ce roman-ci se passe davantage à Paris qu'au Caire, proportions
inversées par rapport à celles de mon premier roman Le Caire à corps
perdu) procure une impression très grisante...
Propos recueillis par Marie Grillot pour la page Egypte-Actualités, repris sur le site Egyptophile., mai 2016
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