La colombe et le moineau

Roman de Khaled Osman, éd. Vents d'ailleurs, 2016


[Dans La colombe et le moineau, le deuxième roman de Khaled Osman], le narrateur adopte en vision interne le point de vue de son personnage principal, Samir, un Egyptien qui s’est parfaitement bien intégré en France après y avoir fait ses études.
Maître-assistant à la Sorbonne, chargé de cours d’histoire de la civilisation arabe, Samir, quelque temps après avoir mis fin à une liaison mouvementée avec Basma, une jeune Syrienne, vit une relation stable et calme avec Hélène, de qui il a fait la connaissance alors qu’elle assistait à son cours.
C’est cette situation initiale normalisée que vient brutalement troubler un appel téléphonique. En plein printemps arabe égyptien, en direct de la place Tahrir, un mystérieux correspondant annonce à Samir que son frère jumeau Hicham, avec qui il a n’a plus de contact depuis belle lurette, vient d’être grièvement blessé dans les manifestations, et qu’il le supplie de se rendre d’urgence à son chevet, accompagné de Lamia, leur amie d’enfance, avec qui Hicham a eu autrefois une relation amoureuse. Or Samir a perdu depuis longtemps la trace de Lamia, étudiante en arts, après l’avoir aidée à s’installer à Paris.

L’intrigue a pour fil conducteur la quête à laquelle se livre alors Samir qui reconstitue bribe par bribe l’occulte trajectoire de Lamia, en faisant appel ponctuellement à un détective privé qui semble tout droit sorti d’un polar américain. L’appel venu de la place Tahrir renvoie brusquement Samir à ses origines, recrée un lien, douloureux, avec le pays natal, avec le passé, avec une famille, qu’il avait rangés dans un tiroir qu’il n’ouvrait plus.
Mais l’appel provoque aussi des turbulences au sein du couple, Samir n’ayant jusqu’alors jamais évoqué l’existence de son jumeau devant Hélène, qui lui reproche d’avoir à ce point occulté son passé, et qui s’interroge sur l’empressement de son compagnon à retrouver Lamia.
L’histoire est prenante, le suspense est bien entretenu, [et l’intrigue prétexte à des réflexions variées]:

=> Des interrogations politiques, objets de discorde ancienne entre les jumeaux, sur le mouvement révolutionnaire égyptien, sur "la meilleure manière de lutter contre l’autoritarisme du régime", sur la pertinence des valeurs occidentales de défense des libertés et de démocratie dans un pays "aussi complexe et aussi convoité que l’Egypte", sur la nécessité de "d’abord œuvrer à l’éducation des citoyens avant de tenter d’imposer par la force un régime importé", sur la légitimité et la sincérité de l’engagement et des critiques formulées de loin par les émigrés sur le régime et sur les formes prises par la révolution... "La vérité, c’est que Samir avait eu peur de rentrer, peur de mettre en danger le confort dont il jouissait en France." C’est la divergence grandissante de leurs opinions sur ces questions qui a provoqué autrefois la rupture des relations entre les jumeaux.

=> Des discussions littéraires et historiques
intéressantes entre Samir et Hélène, par exemple sur la fonction de la poésie dans le combat politique (Darwich est évidemment évoqué) ou à propos de la décision prise par Rimbaud de sortir de l’imaginaire de l’aventure poétique pour aller vivre son rêve d’aventurier, ou encore sur le sens à donner à l’expédition de Bonaparte en Egypte et sur ses conséquences dans l’histoire égyptienne.

=> Des incursions dans le milieu bohème des artistes en herbe et des professeurs de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts où Lamia a suivi un cursus éphémère mais très remarqué, d'où aussi un
questionnement, à propos de Lamia, sur la difficulté, pour une jeune femme égyptienne musulmane, d’envisager de se consacrer à la peinture.

=> Des prises de position sur le développement des réseaux d’influence islamistes, lorsque les recherches de Samir l’amènent à s’intéresser à un groupe occulte dont le quartier général serait une librairie musulmane du 19e arrondissement. Lamia se serait-elle radicalisée? Aurait-elle été embrigadée? Aurait-elle pris le chemin du djihad en Syrie? Sans compter des dialogues théologiques, avec "la jeune fille au hijab" rencontrée dans cette librairie, sur la puissance des versets coraniques et sur la numérologie qui permettrait d’en dévoiler la structure savante...

=> Des analyses littéraires, de la part de Samir, dans le cadre de son travail d’assistant d’université, sur telle ou telle œuvre de la littérature arabe, en particulier sur un poème du poète militant Amal [Donqol] dont l’héroïne, Zarqa al Yamama (Zarqa la colombe), personnage du patrimoine historico-poétique arabe, donne en partie son titre au roman et dont l’histoire est mise en relation avec la défaite égyptienne de juin 1967 et avec l’intrigue en cours. Intertextualité qui met Samir sur la piste d’une autre héroïne de l’histoire des Arabes, Zabba’, qui, pour l’auteur pourrait être assimilée en partie à Zénobie. Quel lien avec Lamia?"Quelque chose lui disait confusément que ce poème n’était pas sans rapport avec sa quête actuelle.", [ou encore avec] la récurrence de deux vers dont le sens énigmatique obsède Samir:

       Qu’ont ces chameaux avec leur pas si lent?

       Rocs charrient-ils ou métal écrasant?


Ces multiples prétextes ne sont toutefois pas que digressions gratuites que se permettrait un auteur érudit. Ils prennent sens, peu à peu, par rapport à l’intrigue, et donnent sens, parallèlement, à la quête de Samir qui, en recherchant Lamia, se cherche...
Visita interiora terrae rectificandoque invenies occultum lapidem...
Quel sera, dans ce roman de Khaled Osman, l’aboutissement de ce cheminement initiatique très socratique?
 

Patrick FROISSART, La Cause littéraire, 4 mars 2017


Après son premier roman Le Caire à corps perdu qui se déroulait au Caire, Khaled Osman nous entraîne dans une enquête policière, menée par Samir, maître-assistant en civilisation arabe, qui vit à Paris depuis plusieurs années.


Un étrange appel du Caire va ébranler l’équilibre précaire de sa vie, en rupture avec son passé et son pays natal, l’Égypte. En effet, son frère jumeau, Hicham, grièvement blessé lors des évènements de la place Tahrir, l’adjure de rentrer de toute urgence au Caire avec Lamia, son ancienne petite amie, qui suivait des cours aux Beaux-Arts à Paris. Samir l’avait alors aidée à s’installer, mais il a perdu sa trace depuis.

La recherche de Lamia oblige Samir à sortir de son petit monde: ses cours, Hélène, sa compagne, férue de civilisation arabe, et la rédaction de sa thèse sur l’expédition napoléonienne en Égypte. Pourquoi avoir caché l’existence de son frère jumeau à Hélène? Celle-ci, désormais méfiante et soucieuse de sauver leur couple, l’incite à "remettre de l’ordre dans son passé" et à se trouver - "Ton insatisfaction perpétuelle commence à peser, sur toi mais aussi sur nous deux." Elle ne manque pas de souligner les contradictions de sa posture actuelle: "Tu as quitté un pays qui t’avait déçu pour un pays où tu n’es plus toi-même!"

Samir enquête donc au milieu des étudiants des Beaux-Arts pour retrouver Lamia, ce qui donne l’occasion d’entrer dans la perception de l’Autre: Lamia incarne (ou semble incarner?) la fleur exotique. Que lui est-il arrivé? A-t-elle disparu de son propre chef? S'est-elle fait embrigader par les réseaux intégristes islamistes?

La disparition de Lamia suscite une kyrielle de questions autour de l’Autre, de l’exil: le ressenti de l’exilé, l’adaptation dans un autre pays: "le sentiment que tout ce qui faisait votre appartenance a été remplacé par un vide sidéral. Ceux qui, voyant leurs valeurs remises en question, vivent très mal le choc." ; l’identité: "Et puis pourquoi devrions-nous être toujours définis par notre lieu de naissance ? Je me suis trouvé ici.", la relation complexe au pays natal et aux compatriotes. Hélène reproche à Samir: "Tu es le premier à pointer les tares des Égyptiens, mais au fond de toi, tu sais bien que c’est une posture pour ne pas avoir à affronter ton mal du pays."

Khaled Osman ne se limite pas à cette question de l’exil, mais évoque tout un pan de la culture arabe. Les arts, que ce soit la poésie, les mythes et légendes fondateurs, la peinture, sont convoqués pour traduire les états d’âme et évoquer des moments forts de l’histoire égyptienne. Les tableaux de Lamia, décrits avec finesse et sensibilité, exsudent toute la violence psychologique qu’elle a ressentie dans sa chair.

La lecture de poèmes influera aussi sur le cheminement intellectuel de Samir, dans son appréhension de l’histoire nationale. Il comprendra alors la phrase de son frère: "Peut-on apporter la lumière à une population sous la menace des armes?" Dans ce roman d’une grande richesse, le lecteur navigue entre mythes et légendes, poésie et histoire, révolution de la place Tahrir et passé de l’Egypte, à travers les rues de Paris.


Vincente DUCHEL-CLERGEAU sur le blog littéraire CHEZ GANGOUEUS, 31 mars 2017



Samir est réveillé par un appel qui vient de la Place Tahrir au Caire. Un soignant lui apprend qu’on a trouvé son numéro de téléphone sur un homme qui vient d’être pris en charge. Avant de sombrer dans le coma, l’inconnu a pu articuler: "qu’il vienne mais avec elle". Samir, prof d’histoire de civilisation arabe à Paris, qui a coupé les ponts avec son passé, comprend qu’il s’agit d’Hicham, son frère jumeau, lequel lui demande de revenir avec Lamia, son ex petite amie. Commence alors l’enquête pour retrouver la jeune femme...

Cette trame semble n’être qu’un subterfuge littéraire pour entretenir le lecteur de thèmes d’importance sur l’exil et sur la culture, la mémoire ou le devenir du monde "arabe". Il y a comme un écho aux Considérations sur le malheur arabe de Samir Kassir (Actes Sud, 2008). En érudit et éminent traducteur, l’auteur fait dialoguer les siècles et les textes, exhume de l’oubli la reine Zabba’, cite et commente Darwich, Donkol ou Kanafani. Au centre, il y a comme un plaidoyer, le rappel d’une évidence : la civilisation arabo-musulmane renferme des "merveilles", linguistiques, littéraires, philosophiques et même, exégèse coranique oblige, religieuses, que seule l’ignorance a conduit à oublier. Les sujets et les références foisonnent. L’intelligence, sur le gril, s’agite à réfléchir à ce goût pour l’amertume et la tristesse de la poésie arabe, à la signification de « rahma », à l’échec des indépendances ou à questionner le mépris des élites, devenu « défiance » des intellectuels pour leur peuple...

L’autre et fragile procédé littéraire sur lequel reposent nombre de démonstrations est la brouille des deux frères. Elle tient à une dissertation, par leur père imposée, sur l’interprétation de l’expédition de Bonaparte. Samir qui avait lu les notes paternelles – ce qu’il traîne comme une culpabilité – mit en avant l’intérêt culturel de l’entreprise quand Hicham dénonçait le mensonge consistant à "apporter la lumière à une population sous la menace des armes". Comme toute ressemblance avec l’actualité ne serait pas fortuite, Samir finira par reconnaître son erreur : "l’expédition avait trahi ses idéaux proclamés, ceux de la Révolution française..." Car, et c’est là l’autre objet de ce roman par trop didactique – au détriment des personnages et de l’intrigue –, il y a la francophilie d’une famille mise à rude épreuve. La chute est d’autant plus douloureuse, que l’on tombe de haut, la France incarnant les idéaux de liberté et de fraternité. Ainsi, Samir et Lamia seraient des étrangers transformés en "bêtes de foire". L’auteur rassemble pêle-mêle la déception de l’une, le "malaise" de l’autre et... les regards portés sur une femme voilée. Quoiqu’il en soit c’est d’intégrité dont il est question, une intégrité niée et fragmentée comme dans les peintures de Lamia. Mais la blessure de l’exil n’est pas sans ambiguïtés. La rupture de Samir avec l’Égypte est renvoyée à la "peur de mettre en danger le confort dont il jouissait en France, peur d’avoir à se battre pied à pied et non plus à distance". Et, pour "conserver la maîtrise de son destin", comme la reine Zabba’, faut-il rentrer en Égypte, se tenir au côté de ceux qui écrivent l’histoire, qui refusent d’être condamnés, comme dirait Driss Chraïbi, à "un autre avenir que notre passé" (Vu, lu, entendu, Denoël, 1998) ?


Mustapha HARZOUNE, HOMMES & MIGRATIONS, mai 2016




Enquête d'identité

Khaled Osman s’est d’abord fait connaître comme traducteur, un traducteur prolixe et talentueux puisque son travail a été primé à diverses reprises  (...)

L’action se situe durant les mois du récent soulèvement populaire qui a accompagné la révolution égyptienne.
Le roman s’ouvre sur un coup de fil reçu par Samir  (...) Samir [en] fait part [...] à sa compagne Hélène sur un ton évasif, minimisant le tremblement de terre intérieur que cet événement provoque en lui. Mais elle ne s’y trompe pas et relève à quel point il est curieux qu’il évoque son frère comme une page de sa vie déjà tournée, comme "une référence bibliographique qui serait devenue tout à coup obsolète".

Et en effet ce coup de fil est non seulement le point de départ d’une enquête quasi policière pour retrouver la trace de la fameuse Lamia, ancienne compagne de Hicham venue elle aussi en France à la recherche d’une liberté dont les femmes sont évidemment privées en Égypte, mais il est également le déclencheur d’une quête intérieure à la faveur de laquelle Samir va s’interroger sur son identité profonde. Car Samir a en partie renié son passé et l’héritage d’une Égypte engluée dans le sous-développement et l’immaturité politique, conséquences de longues décennies de dictature, mais il a également rompu avec sa famille pour des motifs sans doute moins nobles qu’il n’y paraît à première vue. L’enjeu du roman est donc le dévoilement du "péché originel" de Samir, qu’il se cache autant à lui-même qu’à la belle Hélène. Mais aussi la réflexion sur les identités clivées entre fidélités aux appartenances traditionnelles et désir d’émancipation et de participation à la culture du pays d’accueil. Le regard porté par les Français sur l’islam et le monde arabe est aussi interrogé, quoique parfois de façon trop simple.


L’érudition de l’auteur enrichit le roman de pages très documentées, notamment à propos de l’expédition de Bonaparte en Égypte dont Samir a fait le sujet de sa thèse, mais qui s’avèrera être aussi à la source de sa brouille avec son jumeau. Les échanges entre Samir et Hélène tournent eux aussi fréquemment autour de poèmes-phares de la culture arabe, classique ou contemporaine, et sont l’occasion d’analyses fines et pertinentes; même si l’on peut regretter que l’érudition prenne parfois le pas sur la dimension proprement romanesque et dédouane l’auteur d’un travail plus approfondi sur ses personnages et leurs motivations. La narration n’en reste pas moins élégante et fluide et se termine sur une note d’optimisme mesuré, avec la détermination de Samir à se situer non du côté de "l’Histoire déjà écrite" mais du côté de "ceux qui sont bel et bien en train de l’écrire, ici et maintenant"


Georgia MAKHLOUF, L'ORIENT LITTERAIRE (Beyrouth), mai 2016



La colombe et le moineau


Avec son premier livre Le Caire à corps perdu, Khaled Osman nous avait installés dans la pension cairote de Sett Baheyya, et nous avait fait cheminer aux côtés d'un amnésique, amateur de poèmes, qui se cherchait dans la frénésie tentaculaire du Caire...

Dans le Paris intellectuel et artistique des émigrés, qui ont tous en eux la blessure du manque de leur pays, La colombe et le moineau - à paraître chez "Vents d'ailleurs" en avril 2016 - nous emmène dans plusieurs quêtes.

Samir a quitté l'Égypte depuis quelques années déjà. Maître-assistant d'histoire de la civilisation arabe à la Sorbonne, il partage sa vie entre Hélène, ses cours et la rédaction de sa thèse sur l'expédition de Bonaparte, et quelques rares dîners avec des amis quelque peu ennuyeux...
Un appel téléphonique, en direct de l'Égypte de Tahrir, va soudain bouleverser ce semblant d'équilibre et le ramener vers son passé.

Marie GRILLOT, présentation du roman sur le site EGYPTOPHILE, avril 2016 (article suivi d'un entretien avec l'auteur)