[Dans La colombe et le moineau, le deuxième
roman de Khaled Osman], le narrateur adopte en
vision interne le point de vue de son
personnage principal, Samir, un Egyptien qui
s’est parfaitement bien intégré en France
après y avoir fait ses études.
Maître-assistant à la Sorbonne, chargé de
cours d’histoire de la civilisation arabe,
Samir, quelque temps après avoir mis fin à une
liaison mouvementée avec Basma, une jeune
Syrienne, vit une relation stable et calme
avec Hélène, de qui il a fait la connaissance
alors qu’elle assistait à son cours.
C’est cette situation initiale normalisée que
vient brutalement troubler un appel
téléphonique. En plein printemps arabe
égyptien, en direct de la place Tahrir, un
mystérieux correspondant annonce à Samir que
son frère jumeau Hicham, avec qui il a n’a
plus de contact depuis belle lurette, vient
d’être grièvement blessé dans les
manifestations, et qu’il le supplie de se
rendre d’urgence à son chevet, accompagné de
Lamia, leur amie d’enfance, avec qui Hicham a
eu autrefois une relation amoureuse. Or Samir
a perdu depuis longtemps la trace de Lamia,
étudiante en arts, après l’avoir aidée à
s’installer à Paris.
L’intrigue a pour fil conducteur la quête à
laquelle se livre alors Samir qui reconstitue
bribe par bribe l’occulte trajectoire de
Lamia, en faisant appel ponctuellement à un
détective privé qui semble tout droit sorti
d’un polar américain. L’appel venu de la place
Tahrir renvoie brusquement Samir à ses
origines, recrée un lien, douloureux, avec le
pays natal, avec le passé, avec une famille,
qu’il avait rangés dans un tiroir qu’il
n’ouvrait plus.
Mais l’appel provoque aussi des turbulences au
sein du couple, Samir n’ayant jusqu’alors
jamais évoqué l’existence de son jumeau devant
Hélène, qui lui reproche d’avoir à ce point
occulté son passé, et qui s’interroge sur
l’empressement de son compagnon à retrouver
Lamia.
L’histoire est prenante, le suspense est bien
entretenu, [et l’intrigue prétexte à des
réflexions variées]:
=> Des interrogations politiques, objets de
discorde ancienne entre les jumeaux, sur le
mouvement révolutionnaire égyptien, sur "la
meilleure manière de lutter contre
l’autoritarisme du régime", sur la
pertinence des valeurs occidentales de défense
des libertés et de démocratie dans un pays "aussi
complexe et aussi convoité que l’Egypte",
sur la nécessité de "d’abord œuvrer à
l’éducation des citoyens avant de tenter
d’imposer par la force un régime importé",
sur la légitimité et la sincérité de
l’engagement et des critiques formulées de
loin par les émigrés sur le régime et sur les
formes prises par la révolution... "La
vérité, c’est que Samir avait eu peur de
rentrer, peur de mettre en danger le confort
dont il jouissait en France." C’est la
divergence grandissante de leurs opinions sur
ces questions qui a provoqué autrefois la
rupture des relations entre les jumeaux.
=> Des discussions littéraires et
historiques intéressantes
entre Samir et Hélène, par
exemple sur la fonction de la poésie dans le
combat politique (Darwich est évidemment
évoqué) ou à propos de la décision prise par
Rimbaud de sortir de l’imaginaire de
l’aventure poétique pour aller vivre son rêve
d’aventurier, ou encore sur le sens à donner à
l’expédition de Bonaparte en Egypte et sur ses
conséquences dans l’histoire égyptienne.
=> Des incursions dans le milieu bohème des
artistes en herbe et des professeurs de
l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts où
Lamia a suivi un cursus éphémère mais très
remarqué, d'où aussi un
questionnement, à propos de Lamia, sur la
difficulté, pour une jeune femme égyptienne
musulmane, d’envisager de se consacrer à la
peinture.
=> Des prises de position sur le
développement des réseaux d’influence
islamistes, lorsque les recherches de Samir
l’amènent à s’intéresser à un groupe occulte
dont le quartier général serait une librairie
musulmane du 19e arrondissement. Lamia se
serait-elle radicalisée? Aurait-elle été
embrigadée? Aurait-elle pris le chemin du
djihad en Syrie? Sans compter des dialogues
théologiques, avec "la jeune fille au hijab"
rencontrée dans cette librairie, sur la
puissance des versets coraniques et sur la
numérologie qui permettrait d’en dévoiler la
structure savante...
=> Des analyses littéraires, de la part de
Samir, dans le cadre de son travail
d’assistant d’université, sur telle ou telle
œuvre de la littérature arabe, en particulier
sur un poème du poète militant Amal [Donqol]
dont l’héroïne, Zarqa al Yamama (Zarqa la
colombe), personnage du patrimoine
historico-poétique arabe, donne en partie son
titre au roman et dont l’histoire est mise en
relation avec la défaite égyptienne de juin
1967 et avec l’intrigue en cours.
Intertextualité qui met Samir sur la piste
d’une autre héroïne de l’histoire des Arabes,
Zabba’, qui, pour l’auteur pourrait être
assimilée en partie à Zénobie. Quel lien avec
Lamia?"Quelque chose lui disait confusément
que ce poème n’était pas sans rapport avec
sa quête actuelle.", [ou encore avec]
la récurrence de deux vers dont
le sens énigmatique obsède Samir:
Qu’ont
ces chameaux avec leur pas si lent?
Rocs
charrient-ils ou métal écrasant?
Ces multiples prétextes
ne sont toutefois pas que digressions
gratuites que se permettrait un auteur
érudit. Ils prennent sens, peu à peu, par
rapport à l’intrigue, et donnent sens,
parallèlement, à la quête de Samir
qui, en recherchant Lamia, se cherche...
Visita interiora terrae rectificandoque
invenies occultum lapidem...
Quel sera, dans ce roman de Khaled Osman,
l’aboutissement de ce cheminement initiatique
très socratique?
Patrick
FROISSART, La Cause littéraire, 4 mars 2017
|
Après son premier roman Le Caire à corps
perdu
qui se déroulait au Caire, Khaled Osman nous
entraîne dans une enquête
policière, menée par Samir, maître-assistant
en civilisation arabe, qui
vit à Paris depuis plusieurs années.
Un étrange appel du Caire va ébranler
l’équilibre précaire de sa vie,
en rupture avec son passé et son pays natal,
l’Égypte. En effet, son
frère jumeau, Hicham, grièvement blessé lors
des évènements de la place
Tahrir, l’adjure de rentrer de toute urgence
au Caire avec Lamia, son
ancienne petite amie, qui suivait des cours
aux Beaux-Arts à Paris.
Samir l’avait alors aidée à s’installer, mais
il a perdu sa trace
depuis.
La recherche de Lamia oblige Samir à sortir de
son petit monde: ses
cours, Hélène, sa compagne, férue de
civilisation arabe, et la
rédaction de sa thèse sur l’expédition
napoléonienne en Égypte.
Pourquoi avoir caché l’existence de son frère
jumeau à Hélène?
Celle-ci, désormais méfiante et soucieuse de
sauver leur couple,
l’incite à "remettre
de l’ordre dans son passé" et à se
trouver - "Ton
insatisfaction perpétuelle commence à peser,
sur toi mais aussi sur nous deux."
Elle ne manque pas de souligner les
contradictions de sa posture actuelle: "Tu as quitté un
pays qui t’avait déçu pour un pays où tu
n’es plus toi-même!"
Samir enquête donc au milieu des étudiants des
Beaux-Arts pour
retrouver Lamia, ce qui donne l’occasion
d’entrer dans la perception de
l’Autre: Lamia incarne (ou semble incarner?)
la fleur exotique. Que lui
est-il arrivé? A-t-elle disparu de son propre
chef? S'est-elle fait
embrigader par les réseaux intégristes
islamistes?
La disparition de Lamia suscite une kyrielle
de questions autour de
l’Autre, de l’exil: le ressenti de l’exilé,
l’adaptation dans un autre
pays: "le
sentiment que tout ce qui
faisait votre appartenance a été remplacé
par un vide sidéral. Ceux
qui, voyant leurs valeurs remises en
question, vivent très mal le choc." ;
l’identité: "Et
puis pourquoi devrions-nous être toujours
définis par notre lieu de naissance ? Je me
suis trouvé ici.", la relation
complexe au pays natal et aux compatriotes.
Hélène reproche à Samir: "Tu
es le premier à pointer les tares des
Égyptiens, mais au fond de toi,
tu sais bien que c’est une posture pour ne
pas avoir à affronter ton
mal du pays."
Khaled Osman
ne se limite pas à cette question de l’exil,
mais évoque tout un pan de
la culture arabe. Les arts, que ce soit la
poésie, les mythes et
légendes fondateurs, la peinture, sont
convoqués pour traduire les
états d’âme et évoquer des moments forts de
l’histoire égyptienne. Les
tableaux de Lamia, décrits avec finesse et
sensibilité, exsudent toute
la violence psychologique qu’elle a
ressentie dans sa chair.
La lecture de poèmes influera aussi sur le
cheminement intellectuel de
Samir, dans son appréhension de l’histoire
nationale. Il comprendra
alors la phrase de son frère: "Peut-on
apporter la lumière à une population sous la
menace des armes?" Dans ce roman d’une
grande richesse,
le lecteur navigue entre mythes et légendes,
poésie et histoire,
révolution de la place Tahrir et passé de
l’Egypte, à travers les rues
de Paris.
Vincente DUCHEL-CLERGEAU sur le
blog littéraire CHEZ GANGOUEUS, 31 mars 2017
|
Samir
est réveillé par un appel qui vient de la Place
Tahrir au Caire. Un
soignant lui apprend qu’on a trouvé son numéro
de téléphone sur un
homme qui vient d’être pris en charge. Avant de
sombrer dans le coma,
l’inconnu a pu articuler: "qu’il vienne mais
avec elle". Samir, prof
d’histoire de civilisation arabe à Paris, qui a
coupé les ponts avec
son passé, comprend qu’il s’agit d’Hicham, son
frère jumeau, lequel lui
demande de revenir avec Lamia, son ex petite
amie. Commence alors
l’enquête pour retrouver la jeune femme...
Cette trame semble n’être qu’un subterfuge
littéraire pour entretenir le lecteur de thèmes
d’importance sur l’exil et sur la culture, la
mémoire ou le devenir du monde "arabe".
Il y a comme un écho aux Considérations sur
le malheur arabe de Samir Kassir (Actes
Sud, 2008). En érudit et éminent traducteur,
l’auteur fait dialoguer les siècles et les
textes,
exhume de l’oubli la reine Zabba’, cite et
commente Darwich, Donkol ou
Kanafani. Au centre, il y a comme un plaidoyer,
le rappel d’une
évidence : la civilisation arabo-musulmane
renferme des "merveilles",
linguistiques, littéraires, philosophiques et
même, exégèse coranique
oblige, religieuses, que seule l’ignorance a
conduit à oublier. Les sujets et les références
foisonnent. L’intelligence, sur le gril,
s’agite à réfléchir
à ce goût pour l’amertume et la tristesse de la
poésie arabe, à la
signification de « rahma », à l’échec des
indépendances ou à
questionner le mépris des élites, devenu «
défiance » des intellectuels
pour leur peuple...
L’autre et fragile
procédé littéraire
sur lequel reposent nombre de démonstrations est
la brouille des deux
frères. Elle tient à une dissertation, par leur
père imposée, sur
l’interprétation de l’expédition de Bonaparte.
Samir qui avait lu les
notes paternelles – ce qu’il traîne comme une
culpabilité – mit en
avant l’intérêt culturel de l’entreprise quand
Hicham dénonçait le
mensonge consistant à "apporter la lumière à une
population sous la
menace des armes". Comme toute ressemblance avec
l’actualité ne serait
pas fortuite, Samir finira par reconnaître son
erreur : "l’expédition
avait trahi ses idéaux proclamés, ceux de la
Révolution française..."
Car, et c’est là l’autre objet de ce roman par trop didactique
– au détriment des personnages et de
l’intrigue
–, il y a la francophilie d’une famille mise à
rude épreuve. La chute
est d’autant plus douloureuse, que l’on tombe de
haut, la France
incarnant les idéaux de liberté et de
fraternité. Ainsi, Samir et Lamia
seraient des étrangers transformés en "bêtes de foire".
L’auteur
rassemble pêle-mêle la déception de l’une, le
"malaise" de
l’autre et... les regards portés sur une femme
voilée. Quoiqu’il en
soit c’est
d’intégrité dont il est question, une
intégrité niée et fragmentée comme dans les
peintures de Lamia. Mais la blessure de
l’exil n’est pas sans ambiguïtés. La rupture de
Samir avec l’Égypte est renvoyée à la "peur de mettre en
danger le confort dont il jouissait en France,
peur d’avoir à se battre pied à pied et non
plus à distance". Et, pour "conserver la
maîtrise de son destin",
comme la reine Zabba’, faut-il rentrer en
Égypte, se tenir au côté de
ceux qui écrivent l’histoire, qui refusent
d’être condamnés, comme
dirait Driss Chraïbi, à "un autre avenir
que notre passé" (Vu, lu, entendu,
Denoël, 1998) ?
Mustapha
HARZOUNE, HOMMES & MIGRATIONS,
mai 2016
|
Enquête
d'identité
Khaled Osman s’est d’abord fait
connaître comme traducteur, un traducteur
prolixe et talentueux puisque
son travail a été primé à diverses
reprises (...)
L’action se situe durant
les mois du récent soulèvement populaire qui a
accompagné la révolution
égyptienne. Le roman s’ouvre sur un
coup de fil reçu par Samir (...) Samir
[en] fait part [...] à sa
compagne Hélène sur un ton évasif, minimisant le
tremblement de terre
intérieur que cet événement provoque en lui.
Mais elle ne s’y trompe
pas et relève à quel point il est curieux qu’il
évoque son frère comme
une page de sa vie déjà tournée, comme "une référence
bibliographique
qui serait devenue tout à coup obsolète".
Et en effet ce coup de fil
est non seulement le point de départ d’une
enquête quasi policière pour
retrouver la trace de la fameuse Lamia, ancienne
compagne de Hicham
venue elle aussi en France à la recherche d’une
liberté dont les femmes
sont évidemment privées en Égypte, mais il est
également le déclencheur
d’une quête intérieure à la faveur de laquelle
Samir va s’interroger
sur son identité profonde. Car Samir a en partie
renié son passé et
l’héritage d’une Égypte engluée dans le
sous-développement et
l’immaturité politique, conséquences de longues
décennies de dictature,
mais il a également rompu avec sa famille pour
des motifs sans doute
moins nobles qu’il n’y paraît à première vue. L’enjeu du
roman est donc
le dévoilement du "péché originel" de Samir,
qu’il se cache autant à
lui-même qu’à la belle Hélène. Mais aussi la
réflexion sur les
identités clivées entre fidélités aux
appartenances traditionnelles et
désir d’émancipation et de participation à la
culture du pays
d’accueil. Le
regard porté par les Français sur l’islam et
le monde
arabe est aussi interrogé, quoique parfois de façon
trop simple.
L’érudition de l’auteur enrichit le
roman de pages très documentées,
notamment à propos de l’expédition de Bonaparte
en Égypte dont Samir a
fait le sujet de sa thèse, mais qui s’avèrera
être aussi à la source de
sa brouille avec son jumeau. Les échanges
entre Samir et Hélène tournent eux
aussi fréquemment autour de poèmes-phares de la
culture
arabe, classique ou contemporaine, et sont
l’occasion d’analyses fines
et pertinentes; même si l’on peut regretter que
l’érudition prenne
parfois le pas sur la dimension proprement
romanesque et dédouane
l’auteur d’un travail plus approfondi sur ses
personnages et leurs
motivations. La narration n’en reste pas moins
élégante et fluide et se
termine sur une note d’optimisme mesuré, avec la
détermination de Samir
à se situer non du côté de "l’Histoire déjà
écrite" mais du côté de "ceux qui sont bel
et bien en train de l’écrire, ici et
maintenant".
Georgia MAKHLOUF,
L'ORIENT LITTERAIRE
(Beyrouth), mai 2016
|
La colombe
et le moineau
Avec son premier livre Le Caire à corps
perdu,
Khaled Osman nous avait installés dans la
pension cairote de Sett
Baheyya, et nous avait fait cheminer aux côtés
d'un amnésique, amateur
de poèmes, qui se cherchait dans la frénésie
tentaculaire du Caire...
Dans le Paris intellectuel et artistique des
émigrés, qui ont tous en eux la blessure du
manque de leur pays, La colombe et le moineau - à
paraître chez "Vents d'ailleurs" en avril 2016 -
nous emmène dans plusieurs quêtes.
Samir a quitté l'Égypte depuis quelques années
déjà. Maître-assistant
d'histoire de la civilisation arabe à la
Sorbonne, il partage sa vie
entre Hélène, ses cours et la rédaction de sa
thèse sur l'expédition de
Bonaparte, et quelques rares dîners avec des
amis quelque peu
ennuyeux...
Un appel téléphonique, en direct de l'Égypte de
Tahrir, va soudain
bouleverser ce semblant d'équilibre et le
ramener vers son passé.
Marie
GRILLOT, présentation du roman sur le site EGYPTOPHILE,
avril 2016 (article suivi d'un entretien avec
l'auteur)
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