Vertige et oubli
"Le roman
s’ouvre sur une dissonance, une anomalie dans
le cours ordinaire de la pensée: l’incapacité
soudaine du narrateur, Nassi, à se remémorer
un passage d’un poème qu’il chérit et connaît
pourtant intimement. Ce blanc dans sa mémoire,
cette “feuille blanche” qui interrompt le flux
fluide de la récitation, est plus qu’un simple
oubli, il est un signe avant-coureur, une
fissure dans l’édifice de son identité,
préfigurant l’amnésie traumatique qui le
frappera quelques années plus tard, à son
retour au Caire.
[…]
Nassi, dépossédé de son passé, est condamné à
errer dans un présent incertain, à la
recherche de fragments de lui-même dispersés
dans les méandres de sa mémoire et dans les
ruelles labyrinthiques du Caire. Heureusement,
il n’est pas seul dans cette quête. Sett
Baheyya, la chaleureuse tenancière de la
pension où il trouve refuge, l’entoure d’une
affection maternelle, lui offrant un havre de
paix dans la tourmente. Faouzi, l’étudiant en
médecine, et Azza, la brillante étudiante en
sciences politiques, avec leur énergie et leur
humour, deviennent ses compagnons de route,
l’aidant à déchiffrer les énigmes de son
passé. Même le taciturne Sélim, et la discrète
Khadra, apportent leur contribution à cette
quête identitaire, chacun à leur manière,
tissant autour de Nassi un réseau de
solidarité et d’amitié.
[…]
Le Caire, plus qu’une
simple toile de fond, s’impose comme un
personnage central du roman, un acteur à
part entière de la quête identitaire de
Nassi. Loin d’être un décor passif, la ville
devient un miroir déformant, un labyrinthe
reflétant la confusion qui règne dans
l’esprit du protagoniste. Ses ruelles
tortueuses, ses impasses énigmatiques, ses
quartiers tentaculaires qui s’étendent à perte
de vue, semblent se refermer sur lui, dans un
dédale d’incertitudes. Chaque pas qu’il
effectue dans cette ville palimpseste, où les
strates du passé et du présent se superposent
et s’entremêlent, le confronte à son amnésie,
à l’absence béante qui le hante.
Khaled Osman nous livre
une description sensorielle saisissante du
Caire, une ville qui oscille entre tradition
et modernité, entre le charme suranné des
quartiers anciens et l’agitation frénétique
des nouvelles avenues. Les odeurs
âcres et envoûtantes de foul et de koshari se
mêlent aux effluves suaves du thé à la menthe,
créant une symphonie olfactive unique,
enivrante. Le bruit incessant des klaxons, la
clameur des marchands ambulants, le murmure
des prières qui s’élèvent des mosquées,
composent une musique urbaine chaotique et
envoûtante. La chaleur étouffante de l’été
cairote, palpable, oppressante, s’insinue dans
les pores, exacerbant les sensations,
amplifiant les émotions. Cette immersion
sensorielle totale nous transporte au cœur de
la métropole, nous fait ressentir la pulsation
frénétique de la ville, son énergie brute, sa
vitalité chaotique.
[…]
Le Caire à corps
perdu transcende l’intrigue policière
pour nous entraîner dans une quête
universelle, une exploration des
méandres de l’identité contemporaine.
L’amnésie qui frappe Nassi, loin d’être une
condamnation, se révèle être une forme de
libération paradoxale, un moyen de se défaire
du poids du passé. Mais cette “forme de
liberté” est-elle une véritable renaissance,
une chance de se réinventer, ou un piège
subtil, une nouvelle forme d’aliénation?
Nassi, “l’Oublieux”, à la dérive dans les rues
du Caire, parviendra-t-il à reconstruire le
puzzle fragmenté de son identité? Et quelle
vérité, peut-être enfouie au plus profond de
lui-même, émergera des profondeurs de son
oubli? Ce beau roman
nous laisse en suspens, face à l’inconnu, à
l’image de Nassi, un Ulysse moderne
naviguant dans les eaux troubles d’une ville
palimpseste et d’une mémoire fragmentée."
Jean-Jacques
BEDU, sur le site
MONDAFRIQUE, 30 novembre 2024
|
première éd.
Vents d'ailleurs, 2011 |
Cahier
d'un retour au Caire natal
Il est ici, et
ailleurs. Il sait que son identité est
plurielle, riche, dérangeante
parfois. Le narrateur du roman de Khaled
Osman, Le Caire à corps perdu,
fait partie de ces gens-là: les bi-nationaux.
Un jour, après de longues
années passées en Europe, il décide de
retourner au Caire, sa maison
natale, celle de l’origine.
Il pensait renouer ainsi avec ses racines, son
enfance, ses
grands-parents, et finalement lui-même. A son
arrivée, il perd une
partie de sa mémoire après un accident de
voiture. Ce qui complique la
situation. Il pensait débroussailler son passé
à coup de faucilles...
il lui faudra finalement une faux, capable de
dégager toutes les
mauvaises herbes qui obstruent sa mémoire.
Comme le petit Marcel
(de Combray), le narrateur arpente les rues
et se prête à l’exercice de
la réminiscence. Il suffit seulement de
remplacer la madeleine par du foul. Vécus par
le personnage ou
inspirés d’autres fictions, ses souvenirs
refont peu à peu surface.
En creux, le personnage brosse le portrait de
la société égyptienne
: sanguine, traversée par de fortes
inégalités, conservatrice.
Beaucoup vous le diront: l’Egypte est un pays
clivant, on l’aime ou on
le quitte. Lui, le narrateur,
passe de l’exaspération à la
tendresse. Mais il comprend très
vite que sa terre natale est le fruit de
cette dualité.
Nadéra BOUAZZA,
sur le site SLATEAFRIQUE, 24
mai 2013 (article suivi d'un
entretien avec l'auteur)
|
Trop
de mémoire
On
ne peut s’empêcher en lisant le
premier roman d’un traducteur reconnu
-
Khaled Osman a été récompensé à
plusieurs reprises pour ses
traductions
de Naguib Mahfouz ou Gamal Ghitany -
de guetter l’imprégnation de la
langue des "autres", ceux dont il est
le passeur talentueux.
Pour contrer cette lecture un brin
perverse, l’auteur qui semble avoir
tout prévu (ce n’est pas le
moindre défaut
de ce récit suréquipé)
construit une narration trouée de
réminiscences littéraires et
cinématographiques qui sont autant de
fragments
non dissous, flottant parfois
maladroitement
à la surface de l’amnésie partielle du
personnage central. Victime d’un
malaise dans le taxi qui le ramène au
centre du Caire sa ville
d’origine, l’homme venu de France pour
se retrouver, perd tout et
surtout son identité ; il devient
Nassi "l’Oublieux" pour la
chaleureuse compagnie (tous
formidables, pas de traitre à signaler
[sic, NDLR]) de la pension de
famille qui le recueille
généreusement ; galerie de portraits
couronnée par la mère de
substitution Sett Baheya, figure
si
souvent
approchée dans les
arrière-boutiques des maîtres cités
plus
haut. Panorama de la grande culture
égyptienne et heureusement
loin des nouveaux clichés
déployés à partir de la place Tahrir,
Le
Caire à corps perdu peine
à sortir de l’écriture "littérature
de jeunesse" avec ses dialogues
appliqués et ses bons mauvais
sentiments. Trop apprêté, empesé
pour
l’examen de passage...
Vite, comme le héros toujours sans nom
à
la fin du roman, il faut donner "un
vigoureux coup de pieds dans la
couche de joncs et de lichens qui
tapissent le lit du fleuve"
pour reprendre un peu d’air frais,
comme nous y invite la collection
Vents d’ailleurs aux si belles
jaquettes.
Marie-Jo
DHO, sur le site
ZIBELINE.FR, avril 2013
|
|
Khaled
Osman est un traducteur prolixe (Naguib
Mahfouz, Gamal Ghitany, la
Palestinienne Sahar Khalifa ou la Saoudienne
Raja Alem) et talentueux
puisque son travail fut primé notamment en
1988 et en 2005. Avec Le Caire à
corps perdu,
il livre un
premier et riche roman dont
[...]la langue, sensuelle et suave, donne
à entendre les bruits et les
mots de la capitale égyptienne, portés par
un populo bariolé, joyeux,
farceur, empathique et gaillard.
Un Egyptien rentre
au pays après des années d’exil mais, dans
le taxi qui le cueille à la
sortie de l’aéroport, notre homme est
victime d’un malaise. Sayyed, le
chauffeur, le laisse inanimé devant une
pension, oubliant dans la
précipitation sa veste sur la banquette
arrière et sa valise dans le
coffre. L’homme se réveille amnésique, ne
sachant plus rien de son
passé ni de lui-même. Seuls des extraits de
romans ou de poèmes
affleurent à sa conscience. Son identité se
nourrit de ces pages lues
et de son présent, au sein d’une pension où
la patronne, Sett Baheyya,
et les locataires (Faouzi, l’éternel
étudiant en médecine, Ibrahim, le
gardien, Khadra la femme de ménage et
cuisinière, ‘Azza, l’étudiante en
économie politique…) font assaut de
prévenance, de solidarité et
d’amitié pour réconforter et aider, celui
qu’ils surnomment Nassi, à
retrouver le chemin de son identité perdue.
Cajolé, choyé, Nassi
vit de ces marques d’amitié et de ses
réminiscences littéraires au
point de se dire qu’il n’a peut-être besoin
de rien d’autre. Serait-ce
une façon de prendre quelque distance avec
l’impératif mémoriel, la
dictature des sédiments et le fardeau des
fausses fidélités qui
finissent par écraser les vivants? "Malgré
toute son horreur, cette amnésie
provisoire avait tout de même du bon:
elle lui permettait de renouer directement
avec son enfance en passant
outre les idées noires, les angoisses et
les appréhensions qui
encombraient ordinairement son esprit".
Des
souvenirs lui reviennent, par bribes,
réveillés par ses promenades dans
les rues et les lieux de l’enfance et par
des odeurs de cuisine (le
petit déjeuner à la pension, un plat de
fèves, le jus de la canne à
sucre dans la rue ou le qamareddine...).
Pour
remonter le fil de la mémoire et du passé, Khaled
Osman construit un
habile procédé littéraire
où les pérégrinations mémorielles de son
personnages se doublent d’une
enquête menée par les services de police.
Car le capitaine Mounir (et
sa zélée Nesrine) veille et surveille ces
expatriés qui reviennent au
pays pour y semer le désordre, bousculer les
ordonnancements
politiques, les constructions nationalistes
et identitaires.
L’émigré-immigré est partout un empêcheur de
vivre en rond...
Accompagné de Faouzi, Nassi déambule dans la
ville qui elle aussi a
perdu ses repères - "Alors
il n’y a pas que moi qui perd la mémoire,
le pays tout entier est en
train d’oublier son passé!".
Celui lointain, des origines
- "A
écouter certains,
on pourrait croire que notre civilisation
n’a véritablement émergé
qu’au septième siècle"
- ou celui, plus proche, riche d’une
diversité culturelle et humaine
aujourd’hui disparue. Il se tourne vers
Raouf Effendi, un vieil
archiviste qui, au fond d’un petit café
discret où l’on peut siroter un
cognac, lui propose trois identités
possibles dont celle d’un indic des
services! Nassi, tel un Driss Chraïbi,
s’emporte: "Un
être humain ne se réduit pas à son
parcours [...]. Ce qui ne ment pas,
en revanche, ce sont les convictions, les
valeurs les principaux traits
de caractère! C’est pourquoi je te le dis
et le répète: ce type n’est
pas moi."
Nassi pressent qu’il pourrait bien venir
de France. Il s’en va interroger les
services du consul. Mais voilà, la
France, patrie des droits de l’homme et du
raffinement, goûte davantage
l’antique et les vieilles pierres, un peu
moins le pays et son peuple.
Là où d’autres candidats à l’exil subissent
quotidiennement files
d’attente, vexations administratives,
condescendance et plus récemment
procès en criminalisation, lui essuie
simplement une suspicion polie
et une fin de non-recevoir. Renvoyé à une
non-réalité, un bannissement,
une absence d’identité, "les
vieux
démons ressurgissent: sa part d’ombre
qu’il a toujours portée comme un
fardeau. [...] Cette impression de
n’appartenir à aucune collectivité,
de n’être chez lui nulle part, d’avoir le
mal du pays où qu’il se
trouve. Au fond, il n’a jamais su trouver
sa place, et ce qui lui
arrive en ce moment ne fait qu’entériner
tragiquement un état de fait
préexistant."
Le Caire et ses habitants sont l’autre
personnage de ce roman. Khaled
Osman montre l’humour, le goût pour la
dérision, la solidarité,
l’entraide, la légèreté et la joie de
vivre de la rue cairote malgré la
pauvreté et les frustrations. Ainsi,
demander son chemin
à un
Egyptien comporte quelques risques: le natif
du cru brille moins par la
rigueur que par l’impérieuse préoccupation
de rendre service, quitte à
vous éloigner de votre destination. Le souci
de l’autre importe plus
ici que l’exactitude topographique. Ces
marques d’attention et ces
bonnes intentions ne valent-elles pas mille
fois mieux que
l’indifférence qui court les rues des
capitales occidentales?
D’ailleurs, Nassi se dit fatigué de
l’Europe, de son individualisme et
des plaintes des nantis. Il avait besoin "de revenir à
la simplicité,"
(un plat de fèves partagé avec une galette
de pain baladi), "à
l’imprévoyance et au
fatalisme".
Peut-être l’auteur force-t-il ici un
peu le trait sur les
qualités
respectives et les défauts spécifiques des
deux sociétés. A moins qu’il
ne s’agisse de montrer, par un effet de
contraste, les dérives d’une
modernité à la sauce occidentale qui
imprègne aussi les identités des
sociétés arabes, et ici Le Caire et ses
habitants: multiplication des
projets immobiliers, individualisme
croissant, perte des valeurs et des
repères... Pour autant, les amoureux
continuent de flirter sur les
rives du Nil ou sur les hauteurs du Muqattam
où, malgré le moralisme
ambiant, ils se retrouvent pour "se
déclarer leur flamme" et
croire
"encore à la vie...".
A
la pension, Nassi reste un homme sans nom.
L’amnésie, comme la
littérature, sont aussi un refuge, une façon
de fuir le réel, sa
dictature et ses contraintes. Pour retrouver
son identité, peut-être
devra t-il, lui aussi, croire de nouveau "à
la vie".
Mustapha HARZOUNE, HOMMES ET MIGRATIONS,
décembre 2012
|
"Cette
révélation l’avait entièrement déboussolé.
Il avait regagné
précipitamment sa chambre où il avait perdu
du temps à tourner en rond,
sondant désespérément sa mémoire à la
recherche d’un indice quelconque.
Complètement affolé, il regardait autour de
lui, jetait des coups d’œil
dans la rue. A plusieurs reprises, il avait
fouillé dans les poches de
son pantalon, cherchant avec fébrilité le
moindre papier qui pourrait
lui servir d’indice, mais il n’y avait rien
d’autre que les quelques
billets froissés". Ce texte est
extrait du premier roman
de Khaled Osman, traducteur
d’œuvres de fictions d’auteurs arabes célèbres
tels que Naguib Mahfouz,
Gamal Ghitany, Sahar Khalifa et bien d’autres.
[...] Raconté à la troisième personne, Le Caire à corps
perdu
promène les lecteurs/trices sur une échelle de
temps qui oscille entre
le présent d’énonciation [...] et le
passé qui renvoie à deux
périodes, l'une lointaine -
son enfance, lorsqu'il
vivait encore au
Caire, ou son adolescence, notamment lors de
ses retours sporadiques
dans sa ville natale -, l'autre
proche -
sa vie d’adulte en Europe
où il a exilé depuis de très nombreuses
années.
Structuré en trois parties suivant un schéma
chronologique, le récit
est agrémenté de poèmes dont la fonction est
de deux ordres: d’une
part, révéler le protagoniste dans sa
sensibilité, son humanité et sa
singularité, d’autre part, procurer du plaisir
en créant une ambiance
poétique qui suscite le rêve et l’évasion.
Cette approche permet de
tisser une complicité entre les
lecteurs/trices et le personnage
principal qui, dès son arrivée au Caire après
sept années d’absence,
est frappé de manière tout à fait imprévue
d’une amnésie partielle
[...] Cet événement inopiné agit sur le
protagoniste comme un
détonateur qui va l’immerger dans les dédales
de sa mémoire et dans les
affres de l’exil et du "déracinement". Il va
assister malgré lui au
déferlement de souvenirs, de mots, de phrases,
d’images dont le rôle
explicite est de le révéler aux
lecteurs/trices et de mettre à nu ses
sentiments et ses peurs les plus archaïques.
Et voilà Nassi - "L’oublieux" - en compagnie
d’âmes
généreuses, un groupe d’hommes et de femmes,
vivant dans la pension de
Sett Baheyya, reconstituant son puzzle
identitaire, pièce par pièce, en
parcourant les ruelles du Caire pour retrouver
des éléments
identitaires et autres qui ont déserté sa
mémoire.
Au fur et à mesure que l'intrigue avance, les
lecteurs/trices suivent
l’action du protagoniste tout au long de son
périple mémoriel, qui
prend l’allure d’une quête existentielle à la
recherche d’une partie de
soi en
plein cœur
du Caire, Oum
el-Dounia
- la "Mère du monde". Ce vaste espace
"bouillonnant", ce
"joyeux chaos" qui se métamorphose au fil
des années émerge dans le
corps du récit comme un personnage à part
entière. Le
choix de
la plupart des mots et expressions pour
caractériser cette ville qui
prend l’allure d’une jungle urbaine laisse
transparaître l’idée de
mouvement, d’énergie, de vitesse et de
changement dans ses aspects
aussi bien positifs que négatifs. C’est ainsi
que ce lieu du
commencement et de l’aboutissement revêt, à
travers les descriptions de
l’auteur, une dimension essentiellement
antagonique. Tantôt belle,
tendre, généreuse, humaine, solidaire,
libératrice. Tantôt cruelle,
maltraitante, autoritaire, policière,
broyeuse. Et si le Caire est
représenté comme ville lumière, ville savoir,
ville séduction, ville
rédemption, il est en contrepartie décrit
comme une ville chaotique,
désarticulée, tentaculaire, paranoïaque,
anthropophage. Ainsi, cette
terre natale que Nassi s’évertue à se
réapproprier tant bien que mal se
présente, sous la plume de l’auteur, comme une
immense terre qui attire
et avale, aguiche et rejette, séduit et
expulse ses "enfants": hommes
et femmes, enfants et adultes.
Tout au long de cette recherche de soi, au
coeur de cette "énigme de la
confusion des temps entre enfance et âge
adulte" dont souffre Nassi, [...]l'auteur
ose
une incursion dans l’intériorité de son
personnage principal, une
introspection qui confère au récit davantage
de profondeur. Par
ailleurs, il se dégage de la description du
protagoniste une dimension
essentiellement émouvante qui suscite la
sympathie des lecteurs/trices.
Ceux-ci sont entraînés dans un flux émotionnel
qui les incite à
éprouver un sentiment de complicité et
d’attachement à cet homme féru
de poésie qui s’investit corps et âme dans le
processus d’élucidation
du mystère de son amnésie.
D’événement
en
événement, de découverte en découverte, de
questionnement en
questionnement, de surprise en surprise, de
révélation en révélation,
les lecteurs/trices vibrent au rythme de
cette histoire livrée bribe
par bribe telle une intrigue policière.
Et au cœur de ce
récit
qui interroge le rapport à l’exil ainsi que
les liens d’appartenance
personnelle, subjective au pays natal, le
protagoniste, Nassi, dont le
prénom d’adoption revêt une dimension
emblématique dans le sens où il
résume sa situation et renvoie à sa
problématique, joue deux rôles
[...]:
- Il est cet "être de papier". Imaginé.
Imaginaire. Conçu par l’auteur
comme le personnage principal qui, au fur et à
mesure, devient sous
l’œil intéressé des lecteurs/trices un être
réel qui pense et agit de
manière émouvante et attachante au cœur d’une
intrigue qui, par
certains aspects, prend l’allure d’un portait
psychologique. C’est
alors qu’il émerge comme l’acteur-symbole par
lequel l’histoire prend
corps, se développe et se dénoue. Nassi
devient ainsi un tisseur de
liens entre les lecteurs/trices et les
personnages secondaires dont la
générosité, l’entraide et le partage ont une
fonction essentiellement
structurante tout au long de son examen
identitaire. Par ailleurs,
Nassi endosse le rôle de "guide" proposant aux
lecteurs/ trices une
promenade à travers les ruelles contrastées du
Caire.
- Nassi est l’objet d’une histoire personnelle
et éminemment subjective
qui met en lumière l’existence d’un sentiment
de mal-être et de
décalage. D’une part, dans la société
d’accueil caractérisée par
"l’individualisme forcené, les agendas
planifiés, la vie réglée au
millimètre...". Et d’autre part, dans le pays
natal, ce lieu de "la
simplicité, de l’imprévoyance et du
fatalisme", où après
sept années
d’absence, il prend conscience de la nécessité
de s’accepter et de
renouer avec les siens. Ainsi, en se détachant
du lieu où il a vécu de
longues années, Nassi opère un rattachement à
"l’objet perdu", en
l’occurrence sa ville natale et le capital de
souvenirs et de valeurs
humaines qu’il s’évertue à se réapproprier
physiquement et mentalement.
Le
Caire à corps perdu
est un roman intimiste dont l’écriture
alerte, tendre, colorée invite à
suivre le cours d’une introspection qui met
en perspective le récit
de la quête existentielle d’un exilé.
L'élucidation et
le dénouement de cette quête s’opèrent dans la
douleur et la prise de
conscience de
la nécessité de s’accepter afin de se
réapproprier son passé pour faire
émerger la partie de SOI refoulée dans un
inconscient personnel qui,
peu à peu, s’ouvre sur le collectif et ainsi
sur les "autrui
significatifs" : "S'il
consentait
enfin à s’accepter et à prendre la réalité
comme elle venait, son mal
refluerait de lui-même et il parviendrait à
se réapproprier son passé
ainsi que tous les noms qui le balisaient.",
écrit Khaled Osman dans le
corps du roman (p. 251).
Nadia
AGSOUS, LA CAUSE
LITTERAIRE, 21 mars 2012
|
|
À l’heure où, en essayant de comprendre ce
qui se passe en Égypte, on
perd son latin, le titre de ce livre ne peut
être qu’une invitation à
la lecture. Les éditions Vents d’ailleurs le
publiant, j’y ai vu, pour
ma part, un gage de qualité et l’espoir
d’appréhender un peu mieux
l’actualité, persuadée que voyager, grâce à
la littérature, aide à
comprendre ce qui se passe ailleurs. [...]
Curieusement, on ne trouve, dans le premier
chapitre, ni lieu précis,
ni date, ni le nom du personnage principal
du livre. On apprend qu’il
avait pris l’habitude de mémoriser des
poésies et que ce jour-là, il a
un trou de mémoire et n’y porte pas
attention. Cet incident survient
alors qu’il est en pleine réussite sociale
et mène une vie trépidante.
Égyptien parfaitement intégré, grâce à son
niveau intellectuel, dans
son pays d’accueil (un pays occidental), il
s’interroge sur la vacuité
de son existence et pense que "la
vision, certes idéalisée par des années
d’éloignement, qu'il avait
conservée de l’Égypte était désormais mise
à mal par l’image brouillée,
inquiétante, chargée de préjugés et
d’amalgames, qu’on lui en renvoyait
à présent". Il décide donc
de partir pour l’Égypte où il n’est
pas allé depuis de nombreuses années.
Le premier contact avec son pays sera
difficile. Le capitaine Mounir,
chargé de contrôler les arrivées à
l’aéroport, s’intéresse peu aux
touristes, "cette déferlante de
bermudas, de tongs, d’espadrilles à
lanières montantes et de lunettes
de soleil haut perchées sur la chevelure",
beaucoup plus aux
expatriés gangrenés par les idées de
l’Occident, et le retient dans son
bureau. Dans cette scène, tout l’arbitraire
d’une dictature et la
violence sous-jacente qu’il perçoit, le
bouleverse. Khaled Osman, avec
talent, décrit cette
ambiance si lourde que les touristes ne
perçoivent aucunement.
Deux mondes parallèles, dans un même lieu,
se côtoient et s’ignorent.
Sorti de l’aéroport, il monte dans un taxi
opérant en marge de
l’aérogare. Décidé à retrouver l’Égypte
profonde, "imprévoyante et fataliste",
lassé par l’Occident où tout est planifié,
il demande à être conduit
dans un petit hôtel familial. À peine a-t-il
le temps d’entrevoir Le
Caire, "cette ville de chair et de
sang",
que sa vie bascule: pris d’un malaise, il
s’écroule inconscient. Le
chauffeur le dépose devant une pension de
famille, lieu central du
roman. [...]
À travers une galerie
de personnages variés et la quête du
personnage principal, nous
découvrons le Caire et ses
habitants, l’Égypte, son histoire, sa
complexité, "sa diversité où tous
les extrêmes sont présents".
La première phrase que j’ai écrite à propos
du livre de Khaled Osman,
après avoir lu quelques chapitres, est la
suivante : "Indéniablement, il y a une
trame romanesque qui tient le lecteur en
haleine. Ce livre a cette
chose essentielle, qui donne envie de
lire la suite, de le dévorer et,
parallèlement envie, de ne pas aller
trop vite pour ne pas le finir et
devoir,à regret, le quitter.
Comme dans les livres de Belaskri
et Sansal, l’histoire et l’Histoire y sont
entremêlées." Sans la
renier, le livre refermé, je peux ajouter :
tout comme l’histoire du
personnage ne se finit pas à la dernière
page, les questionnements qu’il suscite
en
nous ne sont pas terminés,
juste amorcés.
Le personnage principal, en quête de son
identité, est ballotté entre
deux civilisations, deux modes de vie. Il a
oublié les noms, les dates.
Il prend conscience que sa mémoire sélective
l’empêche d’affronter la
réalité, réalité douloureuse de celui qui
n’est pas satisfait de sa vie
et a perdu de vue l’essentiel. D’où sa façon
de se réfugier dans les
films, la poésie et la littérature qui, à
travers la fiction, posent
les vraies questions. Et l’essentiel
n’est-il pas d’essayer de trouver
la quintessence de valeurs universelles?
Dans son livre, Khaled Osman n’épargne en
rien la société égyptienne,
le pouvoir policier inquisiteur, répressif,
dictatorial,
l’obscurantisme religieux qui veut gérer la
vie des gens, les
traditions parfois archaïques, l’absence de
libertés individuelles et
politiques, les droits des femmes bafoués,
la corruption, la misère,
les inégalités, le désespoir d’une partie de
sa jeunesse... mais il
n’épargne pas non plus les sociétés
occidentales où, obsédés par
l’envie de réussir, d’être efficaces,
toujours pressés, nous oublions
l’humain, le partage et la solidatité, "le lien
social chaleureux". Les
codes sociaux, par ailleurs, étant
différents d’un pays à un autre, l’incompréhension
peut être totale
entre les personnes de cultures
différentes. Le
héros du livre, qui a vécu longtemps en
Occident, a oublié certains codes de son
pays d’origine. Un
passage illustre cela de façon
humoristique et savoureuse:
demander son chemin en Égypte et ne pas
comprendre pourquoi les
personnes interrogées vous égarent! [...]
L’Occident est persuadé d’être le modèle
démocratique, garanti par les
lois. Nous parlons de choc de civilisations,
sûrs d’être les "vrais"
civilisés, souhaitant transposer et faire
adopter nos valeurs à
l’ensemble de l’humanité. Khaled
Osman, à travers son livre, tout en
défendant les acquis du Siècle des
Lumières et de la Révolution Française,
nous invite à nous interroger
sur notre mode de vie, à partir à la
découverte des autres. Une
liste de films, de livres, de poésies, de
textes religieux du monde
"arabe", comme nous l’appelons, dont les
extraits émaillent la mémoire
de son personnage, est indiquée en annexe.
L’envie qu’elle provoque en
nous de les découvrir n’est pas une fin,
mais un commencement.
Danièle
BONAMY , revue
l'ANACOLUTHE, décembre 2011
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Le
pays de
Nassi
Dans un premier roman très original, Le Caire
à corps perdu , Khaled
Osman donne un tableau de l’Égypte tout en
pleins et en déliés et fait
le portrait en creux d’un homme qui s’est
perdu de vue.
À
l’aéroport égyptien où il vient d’arriver, un homme
craint le passage à
la douane. Non pas qu’il ait quelque chose à se
reprocher, mais il n’a
jamais aimé les formalités, et, ici, tout est
possible... Il n’a
prévenu personne pour ce voyage au pays des origines.
Il veut reprendre
le contact à son rythme et à sa façon [...]
Khaled Osman ouvre ce roman sur un double paradoxe.
Le taxi a bien mené le protagoniste principal où
celui-ci voulait
aller, mais l’homme, frappé d’amnésie, l’ignore. Il
est là où il voulait être, mais il ne le sait pas.
Et lui qui, une
heure plus tôt, avait peur que son pays se dérobe à
lui, c’est sa
mémoire qui le fuit.
L’homme sans papiers ni mémoire est accueilli à bras
ouverts par Sett
Baheyya, la patronne, et par ses pensionnaires. Ils
ont tôt fait de le
baptiser Nassi, celui qui oublie. Avec Faouzi,
l’éternel étudiant en
médecine, et un petit monde d’autres personnages plus
attachants les
uns que les autres, Nassi va essayer de revenir à lui
en renouant avec
l’Égypte.
L'Oublieux
se
souvient en
réalité de beaucoup de choses, et c’est une des
forces de ce livre qui
brasse des thèmes existentiels dans une langue très
belle. Très
naturellement, ce qui va l’aider en premier lieu, ce
sont des bribes de
poèmes, des extraits de romans, des intrigues de
films. Ces références
précisent bien sûr les goûts esthétiques du narrateur,
mais pas
seulement – heureusement, car le risque aurait été
grand, sinon, de ne
donner à l’arrivée qu’une sorte d'anthologie romancée.
Non, elles
jouent bel et bien un rôle actif, au sens où elles
font progresser
l’intrigue, tout en la nimbant d’un charme singulier.
Telles des
tessères qui, mises bout à bout, sont signe ou
symbole, tous les
fragments ramenés au jour le font avancer dans sa
quête pour cerner son
identité. C'est particulièrement le cas du poème qui
ouvre le roman et
le referme [...]
Arpentant le Caire en tous sens, l’auteur déploie pour
nous une sorte
de géographie sentimentale (mais ne l’est-elle pas
toujours ?). Nassi
arrive enfin devant la maison de son enfance. La route
est défigurée
par un pont, la porte est barricadée, les fenêtres,
aveugles, mais ses
pieds l’ont mené plus sûrement que ses yeux au balcon
de ses premiers
émois. Il tient enfin un élément concret : une
adresse. L’enquête à
l’état civil ne menant à rien, il se décide à
consulter un homme de
l’art, pour essayer de déterminer au moins l’année de
sa naissance
[...] et l’anamnèse singulière qui s’ensuivra sera
l’occasion
d’interroger la mémoire de Nassi selon un axe encore
différent, celui
de l’histoire de la deuxième moitié du vingtième
siècle. Dans
un
va et vient perpétuel entre géographie commune et
géographie intime,
culture générale et bibliothèque personnelle, grande
et petite histoire
: c’est ainsi que les hommes se construisent.
Au cœur de ce Caire à
corps perdu, Nassi se souvient d’un
film de Mahmoud Ben
Mahmoud, Traversées,
où deux hommes prennent la malle à Ostende. Refoulés à
Douvres, ils
repartent pour la Belgique, où ils sont aussi déclarés
persona non
grata.
Ces deux êtres ballottés entre deux pays, voyageurs
sans droit de cité,
sont des prisonniers du passage. Ni d’ici, ni de là,
d’où sont-ils ?
C’est un des fils que tire ce livre sur l’exil autant
que sur
l'identité, la mémoire et la confusion des espaces et
des temps. [...]
Hasard des calendriers... Ce livre n’est-il pas paru
trop tôt? L’auteur
n’aurait-il pas été tenté d’y ajouter un chapitre s’il
avait assisté au
printemps arabe avant que son éditeur ne mette sous
presse? L’Égypte
dont il nous parle est-elle la même que celle dont le
cœur palpite,
plus libre, aujourd’hui? Oui, assurément. Car
s’il y a de la politique dans ce roman, il montre
surtout les liens
sensuels, charnels et poétiques qui unissent le
personnage à la ville
et à ses habitants.
On doit à Khaled Osman la traduction en français de
plusieurs romans de
Naguib Mahfouz et d’une grande partie de l’œuvre de
Gamal Ghitany, dont Le Livre des
illuminations, salué par la critique
comme son
chef-d’œuvre, et, tout récemment, Muses
et égéries. Homme
d’ici et de là, il a tissé son premier roman avec
ceux qu’il a lus et
même traduits, montrant que la littérature, comme la
vie, est un grand
et beau palimpseste. Avec ce voyage au pays de
Nassi, il nous fait
explorer un peu plus celui de qui nous sommes.
Emmanuèle SANDRON, JOURNAL DU MEDECIN (BRUXELLES),
16 septembre 2011
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Premier roman
"Quelques années
plus tôt,
un incident minuscule avait brièvement traversé le
cours de son
existence."
Ainsi débute Le
Caire à corps perdu, premier
roman de Khaled
Osman, par ailleurs traducteur de Naguib Mafouz
et de Gamal Ghitany...
Cet
incident – un oubli de quelques strophes d’un poème
– marque
chez
notre protagoniste sans nom, le début d’une phase de
questionnement,
qui aboutit à son retour en Egypte, son pays natal,
après quelques
années passées en Europe.
A
peine arrivé au Caire, le héros, pris d’un malaise,
est recueilli dans
une pension, où il se réveille amnésique. La patronne
de la pension
l’accueille à bras ouverts, dans une ambiance
chaleureuse et
conviviale. Surnommé Nassi ("L'Oublieux"), il va
partir en
quête
de son identité, avec l’aide des autres pensionnaires,
qui sont des
personnages hauts en couleurs et attachants : la
patronne, Sett Baheya
généreuse et pleine d’humanité, bien qu’elle ait
traversé des épreuves
tragiques ; Selim ; Faouzi, l’étudiant bavard et
oisif, etc...
Au
fil des promenades et des recherches de Nassi dans le
Caire le lecteur
découvre les transformations politiques et sociales
survenues depuis le
départ du héros, le bouillonnement de la cité,
le poids de la
religion, la corruption de l’administration, les
protestations
étudiantes, sur fond de crise économique. Nassi
est resté
très
attaché à cette ville et à ses habitants. Il la décrit
ainsi, "une
ville de chair et de sang, parcourue par un trafic
émotionnel intense,
avec ses odeurs et ses relents, ses bruits et ses
silences..."
Le roman est construit comme un roman policier:
un
incident
mineur déclencheur, un passage au poste de police
devant le capitaine
Mounir, qui augure mal de la suite du séjour. En
effet, parallèlement à
la quête d’identité de Nassi, se déroule, à cause du
pseudo flair du
capitaine, une enquête policière dont notre héros est
l’objet. Occasion
pour l’auteur d’éreinter un régime politique
paranoïaque et tout son
appareil sécuritaire : tous les policiers sont
réquisitionnés à la
recherche de ce terroriste. L’enquête s’achèvera aussi
absurdement
qu’elle a commencé. Nassi, tout à la poursuite de son
identité, n’en
saura rien, et, après quelques déceptions, sa propre
enquête va
connaître un rebondissement inattendu[...]
Ce roman d’errance et de quête est aussi une
interrogation
sur la signification de l’amnésie, ou
plutôt celle de la
mémoire. S’y
mêlent également le questionnement sur l’identité,
l’exil,
l’attachement au pays natal, l’importance de la
culture et de la langue
dans la construction identitaire d’un individu,
les choix
individuels de vie. C’est
également une
belle métaphore sur la littérature, dont la mémoire
est plus forte que
celle de la vie. L’amnésie est comme
une page blanche sur
laquelle le héros réécrit sa vie. Le style est
alerte, le
roman est empreint d’humour et de tendresse, la
tonalité est joyeuse.
Un beau roman!
Vincente
CLERGEAU,
CULTURES SUD, 29 septembre 2011
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