Voilà
encore
un pays que la littérature me permet de
découvrir en partie, à une époque où le voyage
touristique est quelque peu compromis! Les
voyages littéraires, c’est quand même bien
pratique, quand on y pense!
En lisant
les premières lignes de ce roman, je me suis
dit "Ça va être plein de pathos, je sens je
sens que ça ne va pas me plaire." Au-delà
du fait qu’un sujet tel qu’une expatriée de
retour au pays dans le contexte de guerre
qu’on lui connaît aurait tout à fait
légitimement pris un tour larmoyant, j’ai été tout
à fait surprise de me rendre compte que
c’était loin d’être le cas!
Inaam Kachachi, émigrée en France, raconte
l’histoire de Zeina, émigrée aux Etats-Unis.
Elle y est installée avec sa famille depuis
qu’elle a l’âge de dix ans. Qu’est-ce qui la
pousse à retourner ainsi dans le pays de ses
racines ? La crise, la guerre, et sa
grand-mère, qu’elle rêve de revoir enfin. Elle
s’engage dans l’armée, comme traductrice. Mais
son arrivée en Irak est une immense
désillusion. Le pays en guerre, elle s’y
attendait, même si ça fait un choc. Se voir
repoussée et reniée par sa grand’mère est en
revanche beaucoup plus difficile à accepter.
Dans l’habit du nouvel occupant, qui a bouté
le dictateur mais n’en conserve pas moins des
méthodes brutales, elle est perçue comme une
traitresse, une "collabo". S’en suit non pas
une fuite - Zeina est d’une force de caractère
assez peu commune, mais une totale remise en
question, un bombardement de son identité,
arrachée entre deux pays ennemis, celui qui
l’a vue naître et celui qui l’a accueillie (et
dont elle rencontre également un des aspects
les plus sombres).
Une identité foulée aux pieds, confrontée à la
réalité des conséquences des longues
séparations: celles qui brisent des liens, car
elles brisent les schémas et les points de vue
communs. Le terrain des retrouvailles devient
bien trop difficile à parcourir. Un fossé se
creuse, le point de jonction s’érode avec le
temps qui passe et l’Homme tient en équilibre
jusqu’à ce qu’il choisisse son camp. Choisir,
c’est renoncer.
Un sujet
brûlant, donc, mais qui laisse voir aussi
tant d’autres choses en filigrane! J’ai
été étudiante en archéologie quelques années.
Très peu, juste le temps d’entrer en contact
avec la resplendissante culture mésopotamienne
qui a vécu un âge d’or il y a dix-mille ans de
cela. J’aime le Moyen-Age, et si je connais
très peu la période, je sais quelles grandes
nations les Arabes ont montées, pleines d’une
culture et d’une science que nos pauvres
chevaliers en armure étaient loin d’effleurer.
Sciences, poésie, philosophie : les peuples
d’Orient nous ont très longtemps lestement
damé le pion sur bien des domaines de haute
volée! En lisant Si je t’oublie, Bagdad, j’ai
vu l’héritage transmis pas ces millénaires
d’une culture florissante (qui est sans doute
passée par des hauts et des bas mais j’avoue
mes connaissances défaillantes en la matière).
J’ai vu
les poètes, retrouvé les peuples, entendu
quelques brins de langue, et senti la fierté
dans le corps des Irakiens, leurs attitudes,
leur culture, une culture mutilée par des
bombardements terribles et la destruction
partielle d’un patrimoine exceptionnel.
J’ai pu retrouver un peu de tout cela, de
toute l’idée probablement romantique (et
tellement occidentale) que j’ai tendance à me
faire du passé (rien n’est jamais si rose), à
travers l’expression qu’en propose Inaam
Kachachi. Zeina porte cet héritage, qui ne
pourra plus s’exprimer sur la terre de ses
ancêtres mais qui avec elle continue de vivre,
ainsi que dans le sang et la chair d’un peuple
déchiré par la guerre, mais qui ne lâche pas
le fil qui le relie à ses antiques racines, et
auquel je trouve que le style vif, incisif de
l’auteure rend justice.
Une drôle
de lecture, donc, qui m’a secouée à la fois
sur la question de la guerre et de
l’identité, de comment une femme s’arrange
d’avoir le cul entre deux chaises (les
Irakiens utilisent l’expression « être comme
un chien à deux niches ») et à la fois sur
la question d’un héritage multimillénaire,
et de l’effet de vertige que ce constat
d’une lignée d’une telle ampleur et d’une
telle splendeur a pu générer en moi.
D’ailleurs, les mots me manquent pour exprimer
cette dernière sensation. Le mieux est encore
de se rappeler avant de lire ce roman,
que la Mésopotamie a tout de même vu
l’invention de l’écriture.