© Jeune Afrique,
reproduction interdite.
Romancier
égyptien, Edouard Al-Kharrat recrée le passé en suivant le fil ténu
et capricieux des sensations retrouvées. Naguib Mahfouz, prix Nobel
de littérature 1988, n'est pas, malgrésa stature, isolé dans le paysage
littéraire égyptien. Après, entre autres, Gamal Ghitany et Youssef Al-Qa'îd
(J.A. n° 1529), voici, enfin accessible aux lecteurs francophones, Edouard
Al-Kharrat, écrivain de 64 ans, dont Alexandrie, terre de safran,
est le quatrième roman.
L'auteur,
lecteur assidu de Proust, puise dans la mémoire de son enfance pour
nous restituer tout ce qui a contribué à sa formation d'homme. Chez
Mikhaïl, son héros et son double, enfant grandi dans une famille modeste
d'Alexandrie, toutes les influences se mêlent sans qu'il soit possible
d'isoler ce qui ressortit à l'éveil de la sensualité, de la conscience
sociale ou de la religion. La sensualité, le petit Mikhail la découvre
en apercevant le corps presque dévêtu de Hosneya, la nouvelle locataire
du rez-de-chaussée, dont les voisines murmurent qu'elle se livre la
nuit à des activités qu'on ne saurait tolérer (voir plus bas l'extrait).
Plus
tard, il assiste à la prestation d'une danseuse dans une cour d'immeuble
aménagée pour la circonstance. Au moment de la pause, il observe par
une fenêtre entrouverte un jeune serviteur frottant avec de la poudre
le corps de la femme, "son dos, son ventre, ses cuisses, ses bras
et le haut de sa poitrine, avec ordre et régularité, en y séchant la
sueur, de ses mains expertes et précises, dont le mouvement lent avait
quelque chose de caressant et de féminin".
Mais
l'adolescence est aussi le moment où naît la conscience politique et
sociale. Mikhaïl participe à ses premières réunions secrètes et, plus
tard, rejoint le mouvement de lutte contre le colonialisme britannique.
Il organise des grèves, constitue des cellules secrètes, écrit manifestes
et tracts. Il est jeté en prison...
Pourtant,
malgré l'intensité de son engagement politique, les sensations les plus
fortes demeurent celles qui ont trait à la religion. Edouard Al-Kharrat
appartient à la minorité copte d'Egypte, (10 % de la population). Les
réminiscences religieuses sont liées au mystère et à la magie du rituel
plus qu'au dogme. Ainsi, décrit-il longuement, avec délectation, les
gestes de sa mère préparant la "galette de l'archange".
Il y
a dans ce livre une attention aux êtres, aux substances, aux odeurs,
qui fait toute la force de l'atmosphère recréée par Edouard Al-Kharrat.
La construction, qui ignore la chronologie pour privilégier l'enchaînement
des sensations, renforce la magie qu'exerce sur nous ce style à la fois
descriptif et lyrique, rendu avec sensibilité par la superbe traduction
de Luc Barbulesco.
Extrait
:
Je
la voyais, mince, les cheveux très noirs pris dans un foulard blanc,
le corps délicat; elle n'avait sans doute que deux ou trois années de
plus que moi (...) Elle se tenait d'habitude sur une chaise de rotin,
devant un large guéridon de marbre recouvert d'une nappe blanche brodée;
vêtue d'une simple chemise de nuit un peu ample pour elle, et qui lui
arrivait au-dessus des genoux, elle gardait les jambes écartées et tendues
devant elle, avec une attitude un peu lasse et abandonnée; lorsqu'elle
sentait ma présence, elle tournait son visage vers moi, de cette pénombre
aux luminescences vertes arrivant par la porte intérieure du jardin,
et moi, debout dans l'entrée de l'immeuble aux dalles fraîches, arrêté
devant la première marche de l'escalier, je voyais ses grands yeux,
un peu gonflés, dans son visage arrondi aux traits bien marqués, et
ses sourcils arqués et haut placés ( ... ) Les premiers temps, Hosneya
me faisait un signe de tête, comme on fait pour saluer, et moi je montais
l'escalier en courant, le visage en feu, incapable de savoir si je lui
avais rendu son salut ou si j'avais pris la fuite. Une fois, elle fit
un geste en ma direction avec son doigt, qui m'appelait doucement et,
faisant quelques pas hésitants, je m'arrêtais devant la porte de l'appartement
: elle avait cette chemise à la fois ample et courte, en soie blanche,
un peu passée d'avoir été tant portée et depuis si longtemps. Elle me
dit:"Viens, mon chéri, viens" d'une voix enrouée et un peu éraillée,
puis elle ajouta:" Tu peux aller m'acheter pour deux millièmes de caramels
chez Hosni, l'épicier?"