Dans la peau de 'Abbas el-'Abd

Roman de Ahmad Alaidy traduit de l'arabe (Egypte) par Khaled Osman

En arabe hiéroglyphique

 

Comme d'autres écrivains arabes, Naguib Mahfouz mêlait les genres stylistiques : ses narrations étaient rédigées en langue littéraire, et ses dialogues en dialectal. 

Khaled Osman connaît bien ces subtilités, pour avoir traduit en français deux livres du Prix Nobel de littérature [et] également fait connaître aux lecteurs francophones l'oeuvre de Gamal Ghitany. Il vient de traduire le premier roman d'un autre de ses compatriotes, Ahmad Alaidy. Changement complet de registre: Dans la peau de 'Abbas el-'Abd est un objet parlant non identifié qui a fait du bruit en Egypte. Une génération s'y est reconnue. Non pas celle qui a été marquée par la défaite militaire de 1967 face à Israël, mais celle qui est née ensuite, en dehors de la politique, et souvent en dehors de l'emploi. "Nous, nous sommes la génération suivante, dit le narrateur, la génération des "je n'ai rien à perdre"." Le roman a pour cadre les centres commerciaux du Caire, ces nouveaux lieux de consommation, de socialisation et de drague. Le narrateur accumule les phobies. Il a été élevé par un oncle psychanalyste, Aouni, et partage le logement d'un anarchiste, 'Abbas, collectionneur de queues de lézard, qui veut transformer tous les musées d'Egypte en urinoirs publics.

Né en 1974, nourri de cinéma américain et d'Internet, Ahmad Alaidy appartient à la culture électronique. Il a participé à l'élaboration de jeux télévisés, a travaillé comme graphiste et scénariste de bandes dessinées. Son roman en porte les marques. Abbas, par exemple, n'arrête pas de jouer avec la fermeture Eclair de son blouson, qui fait zzzziiit, zziizziiiiiit. Chaque chapitre s'ouvre par un pictogramme. Quand le narrateur se fait attaquer par des voyous, sa peur s'exprime en gros caractères, comme dans une BD. La taille des lettres varie selon qu'il s'agit de l'Occident (opulent) ou de l'Orient (misérable)... L'autodérision, typique de l'humour égyptien, prend ici des formes inattendues. Le traducteur doit marquer d'un astérisque des mots étranges, issus de l'anglais ou du français, que l'auteur a intégrés à l'arabe dialectal: boyfrrainde désigne un petit ami; l'antrreih est cette pièce de la pyramide où "le Pharaon recevait son petit pot-de-vin des mains de l'émissaire d'un Etat ami, avant de lui offrir en retour des betifourr". [...]

Le diabolique 'Abbas met le narrateur en rapport avec deux femmes, une bourgeoise et une prostituée, qui se prénomment Hind l'une et l'autre. Elles ont rendez-vous avec lui à deux étages différents du même centre commercial. Mais 'Abbas ne serait-il pas le double inversé du narrateur, né de son imagination? C'est la schizophrénie de la société égyptienne, tiraillée entre religion et libération, qu'illustre ce roman inventif et déjanté.

L'auteur s'en prend joyeusement à tous les tabous, ou presque[...] Le roman d'Ahmad Alaidy témoigne de la liberté dont peuvent jouir les écrivains dans un pays où l'état d'urgence règne depuis trente ans. Habilement, le pouvoir sait lâcher du lest, sachant que la vitalité littéraire s'arrête aux portes de la librairie: les tirages sont très modestes, avec une distribution désastreuse. Seuls quelques romans atteignent le grand public, dans une "bestsellerisation" poussée à l'extrême. Ahmad Alaidy en a profité, et son succès lui a permis - pour notre chance - d'être traduit en français.

 

Robert SOLE, LE MONDE DES LIVRES, 4 juin 2010

 

Un narrateur incertain qui entend des voix

Le premier roman de l’Egyptien Ahmad Alaidy laisse entendre le

malaise de sa génération dans un pays devenu schizophrène.

 

Ce premier roman de Ahmad Alaidy (trente-six ans, citoyen égyptien né en Arabie saoudite) a connu un fort retentissement à sa sortie en Égypte.

Le narrateur, jeune homme névrosé, socialement isolé, a grandi sous la férule d’un oncle psychanalyste prêt à tout pour justifier ses théories. Ce narrateur, qui n’est pas nommé, se morfond en qualité de vendeur à l’Amerco Video Club du Caire. II s’enferme tout le jour dans la boutique, s’envoie des films ainsi que de la partacosine, un médicament fait en «coproduction américano-franco-britannique» conseillé par son groupe en psychothérapie. Il vit en colocation avec un certain ‘Abbas el-‘Abd, un nihiliste convaincu. ‘Abbas est prêt à brûler tous les livres et à transformer les musées en urinoirs publics. II noue aussi par téléphone des relations qu’il décide de partager avec le narrateur. Ce dernier se voit donc, au commencement du récit, amené à rencontrer deux jeunes femmes portant le même prénom, au même endroit et à la même heure. La simultanéité des deux rendez-vous crée une situation extravagante.

L’intérêt de Dans la peau de ‘Abbas el-‘Abd réside dans le malaise qu’il entretient tout du long avec son lecteur. A commencer, dès la première page, par cette adresse: «Introduction que tu peux, au choix, soit dévorer, soit zapper». Le lieu du romanesque n’est plus ici seulement dans l’histoire qui va être racontée, il est dans le rapport que le sujet entretient avec l’écriture et le lecteur. Le malaise tient aussi à la forme du récit qui joue avec nos nerfs en utilisant des procédés propres aux nouveaux outils de communication.

Ahmad Alaidy, qui fut un temps graphiste et scénariste de bandes dessinées, s’amuse, par exemple, à remplacer le nom des chapitres par des dessins proches des hiéroglyphes. Il n’a de cesse de modifier [la typographie] des lettres pour signifier le passage du «je» à une autre voix, sans que l’on sache à qui elle appartient On songe d’abord à Abbas el-‘Abd, mais c’est sans doute une fausse piste. Ne serait-ce pas plutôt celle du narrateur lui-même qui ne sait pas reconnaître pour sienne la voix intérieure qui le conduit? Puis le lecteur saisit qu’il n’y a pas d’autres personnages et qu’il a affaire à un individu peut-être schizophrène...

Dès lors, sous cet autoportrait devenu délirant, on peut supposer que c’est toute une génération d’Egyptiens qui est dépeinte en creux. Génération parvenue à l’âge adulte dans un pays où tout idéal politique a disparu. Une génération en perte de repères, désormais vouée aux dieux du commerce dans un univers mondialisé.

Muriel STEINMETZ, L'HUMANITE, 6 avril 2010

 

Génération perdue

 

Ahmad Alaidy est un jeune homme moderne qui a fait des études de marketing, travaille dans la BD et la télé, et s'est lancé dans l'écriture: d'où des nouvelles humoristiques et un unique roman à ce jour, Dans la peau de 'Abbas el-'Abd. Paru en Egypte en 2003, le livre a fait un tabac. Toute une partie de la'jeunesse, bourgeoise, intellectuelle et occidentalisée, s'y est reconnue. Dans son côté foutraque, iconoclaste, dans cet humour où l'on se moque tout le temps de soi-même, l'un des traits de caractère charmants des Egyptiens.

Dans ce qu'il exprime aussi le malaise d'une génération en mal de repères, qui étouffe dans son pays mais ne songe pas forcément à le quitter, et se sent toujours humiliée dans son orgueil d'avoir perdu la guerre dite des Six-Jours contre Israël. C'était en juin 1967. Ahmad Alaidy n'était pas né, ses personnages non plus. N'empêche, après «la génération de la Naksa (le cuisant « revers»), nous sommes la génération des orphelins», dit 'Abbas qui se moque même du glorieux passé millénaire de l'Egypte, ajoutant: «Saborde ton histoire pharaonique.» Ces jeunes qui traînent leur taedium vitae de bistros en galeries marchandes, de boutiques en pitoyables tentatives de séduction, quand ils ne se rendent pas à des cocktails pour s'empiffrer, en parfaits «betifour» people, sont à la fois drôles et pathétiques.

Conçu comme une balade polyphonique, et dont on se demande à la fin s'il n'est pas tout simplement le produit d'un cauchemar du narrateur, Dans la peau de 'Abbas el-'Abd joue sur un double dédoublement. Celui du narrateur et d'Abbas et celui de deux filles que ce dernier est densé draguer, mais qu'il va "refiler" à son copain. Toutes les deux se prénomment Hind. L'une est une jeune femme "convenable", l'autre une prostituée sentimentale à qui le narrateur tentera d'expliquer son peu d'ardeur par le respect qu'il lui porte...

En onze courts chapitres où se mêlent les histoires, et où l'auteur s'amuse à prendre à témoin son lecteur, on est emporté dans une espèce de tourbillon, de collage à base d'humour élaboré par un potache qui aurait lu les surréalistes. [...]

J.C. P., LIVRES HEBDO, 22 janvier 2010

 

Egypte. L’écrivain Ahmad Alaidy donne vie à un personnage

dont les psychoses reflètent les états d'âme de son pays.

 

Pour un premier roman, Ahmad Alaidy ne manque pas d'audace. Dans la peau de ‘Abbas el-‘Abd se construit au fil d’une plume franche qui tutoie le lecteur et n'hésite pas à le mettre au défi. «Nous allons siroter ensemble le breuvage de l'aliénation, lampée après lampée», écrit-il en prélude. D'emblée, le narrateur, habitant du Caire (Égypte), livre ses angoisses. Distillées au travers de chapitres incisifs, elles sont nombreuses à parasiter son existence: "haptophobie", "achluophoble" ou "panophobie". Pour la plupart imaginaires, elles témoignent d'une hypocondrie étroitement liée au malaise auquel l'Égypte est confrontée. D'un côté, ce pays flirte avec une américanophilie outrancière qui brouille les identités culturelles: des "please","boyfrrainde" et "4 God’s sake!" inondent les rues, ainsi qu’un culte pour Robert de Niro. D'un autre côté, le narrateur nourrit un attachement aux valeurs traditionnelles et religieuses.

Sans jamais se positionner. Son asphyxie est telle qu'il finit par accoucher d'un double. Un certain Abbas, spectre fantasmé de lui-même qui se distingue par son nihilisme, ses aphorismes éclatants («Si quelqu'un te fait les gros yeux, souffle-lui de la poussière dedans!») et ses questions existentielles («Quelle est la différence entre jouer à quelque chose et se jouer de quelque chose?»). Face à ce double décomplexé, l'auteur vu devoir prendre sa vie en main. Et sortir de sa procrastination. Il se trouve par exemple incité par cet alter ego à « enfoncer la prise dans le secteur » pour devenir un homme. Un vrai. L’accès à la virilité passera par la rencontre de deux femmes, toutes deux prénommées Hind. L’une, bourgeoise mue par d'honorables valeurs, l'autre, prostituée à plein temps. Deux doubles qui s'opposent, encore.

PARADOXE. La schizophrénie vient ainsi s’ajouter à la liste, déjà longue, des maladies du narrateur. Le paradoxe de son pays est enraciné en lui: il souffre des mêmes frustrations, nées d'une profonde division entre un devoir de "moralité" oriental, et un attrait pour 1’"immoralité" occidentale. Mais si les mots portent souvent une charge dramatique, il affleure de ce récit une délicieuse (auto)-dérision. Le remède aux maux d'Ahmad Alaidy est classique et pourtant imparable: la distanciaton. Outre les formules cyniques, il fait tout un travail sur l'esthétique typographique. Petite puis grosse, minuscule puis majuscule, droite puis renversée, elle change de caractère, comme si elle était en proie aux états d'âme de son créateur. Comme si ce dernier, à défaut de s'approprier sa vie, voulait s'approprier son langage.

Visuel dans la forme autant que dans le fond, ce style prend tout son sens dans le dialogue, essentiel à l’histoire. La parole de l'autre, sans arrêt sollicitée, donne l'impression d'être. «Je parle donc je suis». Quitte à ne rien dire. Ce roman, brillant de simplicité et de spontanéité, apparaît avant tout comme la narration brute dune tranche de vie révoltée. Avec tout ce que cela comporte d'instants forts, d'ennui, de questionnements et de vacuité.

Cécile STROUL, TEMOIGNAGE CHRETIEN, 18 mars 2010

 

Premier roman, remarqué sur la scène internationale,

du petit protégé de Chuck Palahniuck,

qui vous embarque dans une découverte décoiffante

de la société égyptienne moderne.

 

Que feriez-vous si après avoir posé votre séant sur les toilettes d'un des centres commerciaux géants du Caire, vous tombiez face à ce message : «Appelle-moi», suivi d'un numéro de portable... Appelleriez-vous ? Seriez-vous prêt à vous embarquer dans les délires obsessionnels de votre interlocuteur ? Et bien lire ce livre c'est un peu comme si vous l'aviez fait. Vous allez «siroter ensemble le breuvage de l'aliénation, lampée après lampée» en entrant dans la tête de Awni. Jeune cairote élevé chaotiquement par un oncle psychologue dans les préceptes de la trilogie phobique. Pour lui nous aurions tous trois phobies qui domineraient notre vie, d'ailleurs leurs définitions émaillent le texte, elles aident Awni à appréhender les gens qu'il croise. Mais traîner avec Awni, c'est aussi faire la connaissance de Abbas, son meilleur ami, son mentor, celui par qui tout arrive. Et qui débute chaque chapitre par une introduction commençant par «Ne te laisse pas embobiner par ses mensonges» ou un «Ne la crois pas», qui prévient le narrateur contre une femme qui va le mener en bateau.
Ce procédé obsédant participe à la construction impeccable de ce roman. Sorte de voyage sous acide dans la société égyptienne d'aujourd'hui qui tente de «saborder son histoire pharaonique» en évoluant dans une culture orientale gavée aux codes occidentaux, beaucoup de références au cinéma hollywoodien sont employées.

Cette nouvelle génération d'égyptiens vient certainement de trouver sa voix littéraire dans ce jeune auteur qui a fait ses armes d'auteur en allant étudier aux États-Unis.

 

Choix de Claire Couthenx, de la librairie ENTRE-DEUX-NOIRS à LANGON, 12 janvier 2010
(sur le site Le Choix des Libraires)

 

 

 

 

Qui est donc 'Abbas el-'Abd?

 

Déroutant! Déstabilisant! Et par moments ennuyeux, ce premier roman de Ahmad Alaidy, représentatif de la nouvelle génération d’écrivains égyptiens, "rédacteur de quizz pour la télévision, scénariste de bandes dessinées et graphiste."

Narrée à la première personne du singulier, cette histoire qui se situe dans la capitale égyptienne, le Caire, raconte les aventures du narrateur, un jeune homme égyptien enfermé dans l’univers des nouvelles technologies: Internet et le téléphone mobile ; à l’image d’un esclave asservi à l’empire de Bill Gates et aux nouveaux moyens de communication.

Mais alors qu’elle est l’histoire de cet homme qui se présente sous une apparence bizarre, misogyne, misanthrope, a-social voire schizophrène qui livre aux lecteurs/trices les aspects les plus intimes de sa vie déstructurée voire chaotique qu’il raconte au passé et au présent ? Deux temporalités qui par moments s’embrouillent et brouillent les fils de l’histoire. Le passé, c’est-à-dire la période qui précède la rencontre avec son ami voire modèle 'Abbas el-'Abd, cet anarchiste qui prétend que dans l’ordre des choses, la destruction précède la construction.

Cette époque de l’enfance passée "aux petits soins" d’un oncle psychanalyste, complètement déjanté. Et le temps présent que le narrateur nous fait découvrir au rythme d’une écriture destructurée et d’une construction narrative qui prend l’allure d’un délire qui bouscule, perturbe notre attention et par moments, entrave notre compréhension.

Dans un style direct, très humoristique où le moindre fait, le moindre geste, la moindre parole sont tournés à la dérision, le narrateur, un vendeur à l’Amerco Vidéo Club au Caire, un peu parano sur les bords, affichant un goût prononcé pour la provocation, nous livre des bribes de son existence. Lors d’une rixe avec des serveurs d’un café, il fait la connaissance d’un personnage des plus étranges : 'Abbas el-'Abd, collectionneur de queues de lézards, un hobby innocent et vendeur de produits cosmétiques. Cet homme aussi déjanté que notre narrateur lui propose de vivre dans son appartement, un lieu sale, désordonné où tout est défraîchi. (...)

Et nous voilà dans le monde à part du narrateur et de son ami, 'Abbas el-'Abd où la vie est prise à la légère, où la représentation vis-à-vis du sexe féminin est entachée de méfiance et d’absence de confiance notamment et où la folie est derrière la porte prête à se faufiler entre les mailles des faiblesses et des impuissances.

Et à travers ce monde de fous mis en scène par le narrateur, ses aventures et ses commentaires complètement déstructurés qui, la plus part du temps prennent la forme de longues listes de recommandations, de conseils et d’actes à faire et à ne pas faire, d’anecdotes, de réminescences, de conversations, de monologues, l’auteur livre une réflexion sur la société égyptienne contemporaine à l’ère de la mondialisation et de l’américanisation des moeurs, en l’occurrence celles des classes moyennes cairotes, est un roman d’une brûlante actualité et on ne peut plus contemporain, notamment dans sa forme car il explore un nouveau type d’écriture narrative qui vient se distinguer de celle des prédécesseurs de l’auteur et de la littérature égyptienne actuellement en vogue.

Ce roman publié au Caire, en 2003, sous le titre An takoun 'Abbas el-'Abd qui a eu un large succès en Egypte et qui a été traduit en plusieurs langues, mériterait d’être lu en arabe, sa langue d’origine. Cela permettra aux lecteurs/trices d’apprécier à leur juste valeur, les différentes variations de style, les innovations de la langue et bien d’autres aspects que l’auteur a développés tout au long de son premier roman dont l’excellente traduction en langue française mérite d’être saluée au passage.

Nadia Agsous, février 2010, critique parue sur sur les sites Oulala.net et LeLittéraire.com